La photographie entre art et industrie
par Sylvie Aubenas

Don Pedro de Tolède baisant l'épée de Henri IV, Reproduction du tableau de J. A. D. Ingres  

La question du rapport de la photographie à l'art s'est posée dès son apparition et sans ambiguïté.
"Il y a deux mois, l'un des plus habiles praticiens du procédé nouveau de la photographie, M. Le Gray, envoyait au jury de l'exposition de 1850 neuf dessins sur papier, représentant des paysages, des portraits d'après nature, et d'après des tableaux. Quand on eut admiré la perfection surprenante des résultats obtenus, l'on se trouva embarrassé pour classer des ouvrages dignes de rivaliser avec les œuvres d'art les plus achevées, et qui toutefois, accomplis par un procédé purement théorique, ne se rattachent point d'une manière directe à la pratique du dessin. Rangées parmi les lithographies, les œuvres de l'habile héliographe furent annoncées sous cette rubrique au Livret de l'exposition actuelle.
Mais il survint une sous-Commission qui, envisageant la question à un autre point de vue, fit retirer les dessins de M. Le Gray.
Les premiers les avaient considérés comme œuvres d'art ; les seconds les ont classés parmi les produits de la science. Nous serions fort empêché de savoir à qui donner raison."

Le Coupeur de nappe, Reproduction du tableau d'Ary Scheffer  

Ainsi commence le premier des nombreux articles publiés par Francis Wey dans La Lumière, articles qui ont puissamment contribué à mettre en forme le discours sur la photographie. L'anecdote a un caractère si mythique, elle pose de façon si exemplaire la question du statut artistique de la photographie, qu'on a pu un moment la mettre en doute. Elle est pourtant avérée. Il y eut bien un premier tirage du livret du Salon de 1850 qui annonçait l'envoi de Gustave Le Gray ; il a disparu du tirage définitif. Les minutes des séances du jury sont trop sommaires pour qu'on sache précisément comment les choses se sont passées, mais le récit de Wey est confirmé pour l'essentiel.
La photographie est devenue si omniprésente que nous avons du mal à imaginer la perplexité causée par son arrivée soudaine. L'insertion de la photographie dans la culture du XIXe siècle engageait des enjeux énormes ; les contemporains en furent conscients. Le monde scientifique l'accueillit, en somme, sans réticence. Mais cette méthode révolutionnaire de produire des images pouvait-elle s'intégrer dans le domaine de l'art tel qu'on le concevait à l'époque ? Allait-elle faire concurrence aux artistes ? Allait-elle pervertir l'art, ou au contraire lui apporter une force nouvelle ? Telles sont les questions que posait l'article de Francis Wey : "De l'influence de l'héliographie sur les beaux-arts".

Peinture pour l'Hôtel de Ville de Paris : Henri Lehmann, Danse et musique, Reproduction de Gustave Le Gray
La Joconde, d'après un dessin d'Aimé Millet de 1848, Reproduction de Gustave Le Gray
 

L'association de la photographie avec la notion de reproduction est importante pour comprendre l'activité de Le Gray. Il s'agit moins d'un concept à proprement parler que d'une sorte de nébuleuse sémantique, dont les connotations multiples et par certains côtés contradictoires peuvent jouer pour ou contre un statut élevé de la photographie à l'intérieur des valeurs culturelles de l'époque. Comme phénomène naturel, elle peut sanctifier presque la photographie mais, en l'attachant à la révolution industrielle, elle la précipite dans le domaine du matérialisme commercial. L'alternative posée par Wey entre art et science est en fait assez académique ; le vrai problème sera de savoir si la photographie est un art ou une industrie.

On peut résumer les choses très sommairement ainsi : en 1850 Le Gray entre en lice en soumettant ses photographies au Salon, et il récidivera en 1852 pour essuyer un nouveau refus. Pendant dix ans, il va se trouver constamment à la tête d'une lutte pour gagner à la photographie une place dans l'institution artistique. On peut donner 1859 comme date symbolique de la défaite, et la diatribe cinglante de Baudelaire marque bien l'annexion de la photographie, non pas à la science, mais au commerce. La liquidation de la société de Le Gray et sa fuite en 1860 en sont la conséquence.
Quant à sa profession de foi, la voici : "Pour moi, j'émets le vœu que la photographie, au lieu de tomber dans le domaine de l'industrie, du commerce, rentre dans celui de l'art. C'est là sa seule, sa véritable place, et c'est dans cette voie que je chercherai toujours à la faire progresser. C'est aux hommes qui s'attachent à son progrès de se pénétrer de ce principe. Chercher à diminuer le prix des épreuves, avant de trouver les moyens de faire des œuvres complètes, serait s'exposer à perdre à tout jamais l'avenir de notre art si intéressant."