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Extrait

Ségolène Le Men, Démocratisation en marche : la publication du « portefeuille des enfants »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

L'image éducatrice
L’éducation de modèle aristocratique et même princier, centrée sur l'organe de la vue, se répand à la fin du 18e siècle dans de nouvelles couches sociales avant d'être reprise par l'école nationale de la Révolution : Le Portefeuille des enfans démontre parfaitement ce processus de démocratisation. Il s'agit d'un recueil de planches, qui tient de l'Orbis Pictus par le projet de composer une encyclopédie à l'usage des enfants, à partir d'images qui servent à la leçon de chose.
Les seules références données dans le prospectus du Portefeuille des enfans français renvoient à Locke et à Mme de Genlis comme principaux tenants de la pédagogie par l'image : à la suite de cela, il est clairement expliqué qu'il s'agit de mettre à la disposition des « Parens, dont le zèle n'est pas secondé par la fortune », les instruments pédagogiques préconisés par Mme de Genlis, qui restaient des objets uniques : œuvres d'art, tirées des collections princières ou nées de commandes au peintre attaché au pensionnat de Bellechasse, l'exilé polonais, Mvris, maquettes, réalisées par Etienne Calla, qui sont restées des prototypes. Au contraire, l'estampe est un moyen de reproduire l'œuvre d'art et de la multiplier à bon marché, à si bon marché qu'il sera possible de laisser aux mains des enfants, peu soigneux par nature, ces reproductions tirées des principaux recueils contemporains de planches gravées.

Un Portefeuille accessible
La seconde étape du processus de démocratisation des pratiques d'éducation aristocratiques et princières après la mise en vente des planches du Portefeuille des enfans à 4, 6, 8, ou 10 sols chacune se passe sous la Révolution, lorsque le concours de l'an II, qui devait choisir les meilleurs ouvrages d'éducation destinés à être diffusés dans les écoles sur tout le territoire national, retient précisément ce recueil.
Les planches furent alors sans doute utilisées d'une manière collective, puisque seuls les textes explicatifs des vingt livraisons ont fait l'objet d'une publication en forme de manuel.
La gravure de reproduction est à l'œuvre d'art ce que la composition par extraits est à la littérature, et le même principe régit donc le choix des planches du Portefeuille que le reste de la nouvelle littérature enfantine : en effet, l'entreprise, conduite sous la direction de Cochin, consistait à reproduire les meilleurs morceaux des grandes publications gravées, comme l'indique le prospectus, dans une éblouissante énumération : « nous aurons soin de choisir nos Originaux dans des Ouvrages qui agent reçu le sceau de l'approbation générale. Les Quadrupèdes et les Oiseaux de Buffon, les Insectes de Réaumur, les Poissons de Duhamel, ses arbres fruitiers, les plantes de Regnault, et les Livres des botanistes les plus célèbres, les Voyages enrichis de figures, depuis celui de Tournefort, jusqu'à celui de Cook, l'Iconologie de Gravelot, les Costumes de Dandré-Bardon, les antiquités de Montfaucon, le Dictionnaire de la Bible de Calmet, les Arts et métiers de l'Académie des Sciences seront mis à contribution tour à tour. Il en sera de même des travaux des Géographes les plus estimés ».
La formule du « « portefeuille » est donc bien à l'image ce que le « magasin » est au texte. L'une et l'autre se rattachent au nouveau modèle de la presse, non seulement par la publication périodique, mais aussi par la composition « en zig-zag », qui passe sans ordre d'un sujet à un autre, et c'est à juste titre qu'en 1846 un descendant de Duchesne écrit une lettre publiée par la rédaction du Magasin pittoresque, qui présente le Portefeuille des enfants comme l'ancêtre du Magasin pittoresque. Les planches y sont en effet données en vrac, et réparties comme en feuilleton, dans des séries à suivre, qui incitent le destinataire à inventer lui-même son propre classement, et à composer son « petit portefeuille » comme Emilie faisait, chez l'abbé Revre, son « petit recueil ».
Ici encore, le portefeuille n'est pas sans lien avec le « musée de Bellechasse », tel que l'a décrit Mme de Genlis au début d'Adèle et Théodore et qui rejoint aussi les idées de Rousseau promeneur : « comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie (...) ne nous lassent pas (...), aussi notre leçon se passant, comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir ». Par cet avertissement, la baronne explique bien que sa maison-musée est tout le contraire d'un palais de mémoire, construction mentale qui sert en rhétorique à mémoriser par l'image l'ordre des parties d'un discours, comme la description suivie que lui impose la forme écrite de sa lettre pourrait le faire croire. Le vagabondage du magasin et du portefeuille rappelle au contraire le plaisir de l'entretien à bâtons rompus, sans fil directeur préparé, que signale Montaigne dans cette citation. Et l'attrait ambulatoire de l'instruction en promenade trouve dans le portefeuille un substitut par la méthode active qui fait intervenir l'enfant sur les planches en les découpant et en les classant à son tour. Un jeu fut même conçu à partir des planches du portefeuille. Cette formule a encore l'intérêt, exprimé dans le prospectus, de proposer un ouvrage évolutif, adapté à tous les stades de développement de l'enfant, jusqu'à l'amorce de l'âge adulte : à cet égard, l'existence d'une édition « de luxe », sur grand papier, conçue comme une édition de collectionneur joue le même rôle que le livre de prix luxueux, chargé de faire pressentir à l'enfant l'accès au monde de la bibliophilie. Mais surtout, comme le veut toute la bibliothèque des enfants, le portefeuille tient compte des classes d'âge depuis la plus petite enfance. Radicalement neuve est cette façon de prendre en considération les pratiques enfantines face au livre et à l'image !

La « leçon de chose"
Enfin, dans la conception même des planches, un pas est franchi, de l'image sensualiste, substitut de la chose, et faite pour servir à la « leçon de chose », à l'image logique, comme différents indices le prouvent : une petite échelle placée sous chaque vignette rappelle l'échelle relative des choses ; les tableaux explicatifs et didactiques sont nombreux et témoignent de l'importance pédagogique de l'espace tabulaire synoptique, intermédiaire entre l'espace du discours et celui de l'image, et fondé sur la possibilité d'un ordre de lecture aléatoire qui favorise la mémorisation ; ces tableaux étaient publiés à l'origine sur les « feuilles bleues » que sont les couvertures de livraison, mais dans l'édition postérieure non datée de l'INRP, ils sont imprimés en tête du volume entier. Enfin, le prospectus insiste à juste titre sur le caractère novateur de la méthode d'apprentissage de la géographie. Cette matière connaît un grand développement à la fin du 18e siècle dans la nouvelle littérature enfantine, à travers des livres qui s'appuient sur les accessoires visuels que sont la carte, et le globe terrestre ; cet essor signifie à la fois celui de l'image « logique », et celui d'un système global d'éducation qui fait appel à des images et à des objets, destinés à relayer le support livresque traditionnel. C'est ainsi que « le coin de l'étude » s'aménage dans l'espace domestique autour du globe terrestre, à proximité d'une petite bibliothèque. Quant à la mappemonde, point de départ de toutes les instructions géographiques, elle est la projection du globe terrestre dans l'espace cartographique bi dimensionnel. L'enjeu mythique de la carte, type d'une nouvelle sorte d'image pédagogique, se marque dans les textes de fiction, depuis les Cent Pensées d'une jeune anglaise jusqu'au Nouveau Robinson.
La méthode géographique du Portefeuille des enfans prétend graduer l'apprentissage de la conceptualisation de l'espace que propose la cartographie, en partant d'une situation face à laquelle l'enfant sait déjà se repérer, pour aller vers des échelles de plus en plus grandes ; elle propose ainsi de partir du plan circulaire d'un espace familier, puis de l'inclure de manière concentrique dans des espaces de référence de plus en plus grands et lointains. L'exemple retenu dans les planches est proposé aux enfants parisiens, mais le prospectus conseille aux maîtres de province de fabriquer leurs propres planches sur le même principe. Il est significatif, que le modèle de l'enfant royal sert toujours de référence puisque le point de départ de ces cartes emboîtées est le « plan du vestibule du Château des Tuileries » ! Pourtant le portefeuille a bien été l'un des manuels de la Révolution, et sa méthode de géographie, dont l'enjeu symbolique est d'expliquer une méthode pour permettre à l'enfant d'appréhender l'image logique, est encore en usage dans les écoles primaires d'aujourd'hui.

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