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Extrait

Claude Ponti sur le fil...

Yvanne Chenouf
D'après Lire Claude Ponti encore et encore, Editions, Être, 2006
Les enfants qui se rendent à l'école pour s'en aller apprendre à lire ne doutent pas qu'un code leur ouvre un jour l'accès à tous les mots du monde.

L'accès à tous les mots du monde
Les enfants qui se rendent à l'école pour s'en aller apprendre à lire ne doutent pas qu'un code leur ouvre un jour l'accès à tous les mots du monde  : les vieux, les oubliés, les rares, les ordinaires, les limpides, les marrants, les pédants, les impossibles à dire, les durs à copier, les pas croyables et les hypocrites, les constants et les infidèles, les moches qui n'auraient jamais dû exister, ceux qu'on aurait aimé inventer, les mignons et les pas polis, les innombrables disponibles pour les centaines (à peine) utilisés chaque jour… Tous ces mots signifiés par un alphabet, miraculeux de transparence. Vingt-six lettres, deux fois treize, six voyelles, vingt consonnes, des maxi, des minus, des grasses et des fléchies, une poignée d'accents, une pincée de points, un zeste de traits, un soupçon de virgule et d'apostrophe, quoi ? des guillemets, des parenthèses qui vont toujours par deux et le tour est joué. Un kit susceptible de restituer tout ce qu'il a attrapé de bruyant, de subtil, de sensé, de drôle, de macabre, de poignant, de vivace. Juste raccrocher les lettres et les syllabes, les mots et les phrases pour que tout revienne, le passé, le présent, et même l'avenir, les choses qu'on sait, celles qu'on ne sait pas, celles qu'on n'a jamais su dire et qu'on sentait pourtant battre au fond de soi. Non, ils n'en doutent pas, les enfants. Et, confiants, ils essaient. Mais voilà, sur le papier et sous la plume d'un autre, rien n'est identique, tout est plus coulant et plus obscur à la fois, plus convenable et plus sournois, pareil mais différent. La langue de tous les jours change d'habits pour entrer dans les livres, c'est une affaire entendue, mais parfois c'est sa peau qui se déchire et qu'elle doit abandonner. Pour nombre d'enfants, il n'y a pas écart mais fracture entre le parler et le lire. Endimanchée, la langue des livres n'est vraiment pas facile à vivre tous les jours.
Certains ne traînent pas à comprendre le peu de cas que l'École fait de leur parole, fond et forme confondus. Leurs silences et leur indifférence, leur violence parfois, ou leurs babillages ne trahissent que leur désarroi ou leur résignation  : la langue qu'ils allaient attraper et qu'ils croyaient plastique, à portée d'imitation et d'imagination, ils la retrouvent figée dans les ouvrages scolaires. Plus question de jouer avec elle en répétant à satiété les mots nouveaux, plus question de rigolade pour un bon mot, plus question d'essayages et d'émerveillements devant les possibilités verbales : à l'École, la langue se maîtrise. Il faut renoncer à l'illusion de la faire évoluer.

L'auteur d'albums  : un clown-funambule
De plus, l'École convie les enfants à un autre rapport avec l'écrit  : un rapport esthétique. À côté des auteurs de manuels calibrant les textes pour faciliter la fameuse « maîtrise de la langue », les écrivains deviennent les partenaires de l'apprentissage de la lecture, eux qui, comme Martin Serge, avouent que c'est la langue qui les maîtrise. L'écrivain ne cherche pas à « bien écrire », à mettre la nappe blanche des grands jours, violons et compagnie, à faire l'amuseur public ou le charmeur de serpents, chloroformeur du banal ou gardien de la paix. Son boulot à lui, c'est d'organiser, sur la page, le face-à-face avec l'inexpliqué et de permettre au lecteur d'affronter seul le sens. Quand elle s'esquive, la langue, il part en traque, l'écrivain, et quand elle se fait la belle, abandonnant, dans sa cavale, les traces d'un monde incarcéré par la tradition, la religion ou l'idéologie, il ne la ramène pas en prison, il tente l'évasion avec elle. Bévues, faux-pas, méprises, c'est pour ces dérobades qu'il l'aime. Alors, il rôde aux frontières du bien dit, dans les zones où les mots se perdent à ne plus se chercher, avec un faible pour la langue quand elle s'égare et des idées quand elle trébuche. Sur le papier, il force les vacillements et tente de libérer quelque chose qui lui échappe et qui nous manque. Obstinément, il tâtonne, accumule les notes, les listes, les séries, esquissant, dans les unions insolites, les bases d'un nouvel univers. Bien grouillante entre ses mains, il la tient, la langue ; il joue avec elle, un peu comme fait le chat avec elle, fier de sa proie, avant de la croquer. Et il la croque ! À pleins mots, à belles lignes, à texte que veux-tu, dissimulant les plans de ses manœuvres pour exhiber une œuvre sibylline dont il ne soupçonne pas toujours la portée. Pourquoi ces manigances quand on attend de l'écriture des révélations ?
Il appartient à chaque lecteur d'apprendre à répondre à cette question, de trouver ses propres enjeux en s'installant à la table de « l'histoire » pour une partie où l'auteur a déjà pris un pas d'avance. Si les auteurs d'albums ont longtemps bradé l'écriture au profit du "récit illustré", ils sont de plus en plus nombreux à la prendre au sérieux. Déstructurant les mots, jouant avec la perte de sens, ils le restabilisent, en ayant tout de même fait ressentir (voire aimer) le frisson de l'abîme. Parfois, au cirque, un clown débraillé brave ainsi les lois de l'équilibre avant de se rétablir dans un air de trompette. Des heures, il a observé le funambule lumineux réinventer, là-haut, la marche sur son filin et, dans la perfection mécanique de ses gestes, régler une course contre la chute. Pourquoi ce défi magnifique et physique à l'existence ? Là où le funambule coupe le souffle, le clown libère le rire, fêté par tous ceux qui, à terre, trébuchent du seul fait d'exister. Sous ses  faux-pas, il révèle tout l'art nécessaire pour simplement vivre debout.

Des lecteurs créateurs
Sur son fil, Claude Ponti mène le jeu pour un public d'enfants qu'il forme, de livre en livre, à devenir meilleurs stratèges et candides accomplis. Connaissant quelques attrapes du monde, il construit des histoires comme des terrains d'aventures où les obstacles existent pour renforcer l'audace et bâtir des parades. Les mots étant parfois insuffisants pour monter à l'assaut du jour, il déploie tout un univers d'images pour donner de l'élan ou faciliter les replis lors des passages un peu difficiles de la vie. Pas un héros qui ne sorte victorieux d'une péripétie sans le secours de lui-même, d'un ami ou d'un amour, sans que la lecture, les arts et la science ne lui aient été présentés comme des recours. Pas un héros qui ne donne l'exemple de l'action, de la réflexion, du partage, du secret et du souvenir, qui n'expérimente toutes sortes de sentiments  : la colère, le chagrin, le bonheur, la tendresse, la confiance, le rire… Très vite, les enfants sentent qu'ils sont invités à entrer dans les livres avec du pouvoir, leurs centres d'intérêts et leurs techniques d'apprentissage étant fortement sollicités mais jamais limités ni idéalisés. Toujours active, la forme (images et mots) les engage à s'investir dans l'œuvre en tant que créateurs perfectibles.
Familiers, les thèmes ne sont jamais traités à l'identiques (les monstres, fréquents, n'ont ni le même physique, ni les mêmes stratégies et les formes narratives déjouent souvent l'activité prévisionnelle). Complexes, les formes changent de format (énumérations variées, comparaisons différemment bâties, phrases courtes, à l'évidence souvent énigmatique). Les jeux de mots séduisent toujours par leur inventivité. Dans les images, si les détails fourmillent, le plus extraordinaire réside dans le télescopage d'éléments venus d'univers différents pour se donner rendez-vous dans des histoires où ils n'ont aucun rôle et si les gags abondent, de grands horizons ou des scènes lyriques touchent les émotions en profondeur. Jamais l'activité visuelle ne peut être dissociée  : image d'abord, texte ensuite ; ou bien l'inverse. En permanence, ils se renvoient l'un à l'autre et, s'ils se correspondent, il leur arrive de se contredire, exigeant l'arbitrage du lecteur. Quand leur entente est totale, l'effet est si grand qu'une pause est nécessaire pour laisser s'épanouir les sensations. Leur union est incomparable lorsqu'elle se met au service de la formation d'un lecteur entraîné à traiter cette richesse de fond et de forme. La zone de vision est systématiquement étendue à la double page (la surface de perception) et non plus restreinte à la ligne ; le texte et image sont dissociés dans l'espace et le temps tandis qu'ils traitent du même contenu, exigeant donc d'être rapprochés. Le travail inférentiel est exigé lorsqu'une information se trouve prise en charge partiellement par le texte, partiellement par l'image  : incitation à l'anticipation (aller chercher quelque chose quelques pages plus loin) ou à la rétroaction (quelques pages avant). L'album est unité de sens.

Patrimoine narratif et humain
Tôt acquise, cette éducation aux livres développe bien autre chose que l'accumulation d'un patrimoine narratif, un panthéon de héros ou un stock de plaisirs éphémères, plus tard rangés dans la rubrique nostalgique des « lectures d'enfance ». L'art de lire développé par Claude Ponti forme d'emblée à une activité de haut niveau sur un genre traditionnellement réservé à l'enfance, les "histoires" prises, ici, au sérieux et destinées à des lecteurs tenus en considération. N'exigeant pas d'eux qu'ils renoncent à leur expérience culturelle, l'auteur la prend comme un élément d'inspiration, un signe amical et respectueux de reconnaissance. Multipliant, pour eux, les niveaux d'entrée dans l'œuvre, il ne réclame pas l'accomplissement total du sens mais promet du sens à chaque conquête. Construisant chaque album en cohérence avec les précédents, il organise des retrouvailles qui donnent confiance et il prévoit de nouvelles prises qui rendent hardi. Associant l'oral à l'écrit et le langage populaire à des expressions plus savantes, il accompagne les nécessaires ruptures. Préfigurant l'intérêt des relectures, il permet aux jeunes succès de se fortifier, au sens de s'élargir, tout en laissant la possibilité d'emprunter toutes sortes de passerelles pour laisser en chemin une difficulté, une obscurité ou une clarté trop précoce. Sur de tels supports, les jeunes lecteurs trouvent matière à réfléchir et, de recherches en comparaisons, ils se construisent des espèces de schèmes, formes mentales vivantes qui comprennent l'expérience, son assimilation et sa mise à profit. Ces schèmes n'auront qu'à évoluer avec les rencontres, s'adaptant, avec l'âge, à des lectures différentes, mais pas étrangères. En lisant, par exemple, François Rabelais ou Georges Perec, les lecteurs ayant débuté en la compagnie de Claude Ponti se retrouveront toujours en terrain connu.
Nous faisons donc l'hypothèse que les ardentes patiences que cet auteur suscite chez ses lecteurs, ces passions joyeuses et compulsives (chercher, rapprocher, retrouver, dissocier, isoler…) sont formatrices d'attitudes hétérogènes, complexes et non modélisantes. Préméditées, sous-tendues par des programmes de travail qui, pour reprendre la phrase de Paul Klee, « ménagent un chemin pour l'œil », ces façons de lire détournent des traitements mécaniques de l'écrit et entretiennent l'activité intelligente, y compris dans les relectures. Que ces programmes préexistent à l'œuvre ou qu'ils s'élaborent en cours de réalisation, ils tiennent le cap  : valider l'expérience des enfants et assurer son renouvellement. Invisibles sous le produit final, ces programmes sont agissants, garants des négociations tacites qui relient l'album à ses jeunes lecteurs. Nous ne prétendons pas qu'il suffit d'être au contact d'album littéraire pour devenir lecteur. Tous les enfants ne sont pas formés à profiter des biens culturels avec l'audace que donne une certaine légitimité sociale. Il faut valoriser des intuitions, encourager des recherches à se poursuivre, aider à mettre des mots sur des étonnements ou des euphories, donner confiance dans l'abordage global du sens, par tous les bouts et en ne perdant jamais ses propres objectifs. Il faut des accompagnateurs qui sachent à la fois s'émerveiller de l'œuvre et de sa puissance tout en se donnant les moyens de posséder quelques clés.

Yvanne Chenouf
D'après Lire Claude Ponti encore et encore, Editions, Être, 2006
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