Religions et athéisme
Il suffit que les hommes s'en tiennent à l'amour
chrétien ; peu importe ce qui arrive à la religion chrétienne.
Lessing, 1777
S'ils veulent se diriger eux-mêmes, les êtres humains
doivent soumettre à un examen critique les autorités traditionnelles,
et en premier lieu les préceptes religieux. Ce n'est pas
le contenu des dogmes qui est mis en question, mais le rôle qu'ils
jouent dans la société : la religion se sépare
de l'État sans quitter l'individu, on attaque l'Église,
non la foi. Le grand courant des Lumières se réclame,
non de l'athéisme, mais de la religion naturelle et du
déisme, parfois de la franc-maçonnerie ; ses représentants
s'opposent aussi bien aux dévots qu'aux matérialistes
mécaniques.
Les religions du monde sont nombreuses et variées,
comme le confirment les récits des voyageurs de l'époque
; on entreprend leur description systématique : musulmans et
juifs, Indiens et Chinois, païens d'Afrique et d'Amérique
sont l'objet de la même curiosité. Il faut laisser
à chaque pays le choix de ses croyances et à chaque individu
la liberté de sa conscience. Le désir de convertir les
autres doit céder le pas à la tolérance, aussi
bien entre catholiques et protestants qu'entre chrétiens
et non-chrétiens, ou croyants et non-croyants.

Pluralisme religieux et tolérance
Le XVIIIe siècle inaugure une nouvelle définition de la
tolérance. D'attitude passive, sans qualité particulière
(souvent assimilée à la patience ou à l'indifférence),
elle est bientôt considérée comme une valeur positive.
Cette transformation s'opère au Siècle des lumières
dans un contexte dominé par la question religieuse. L'Europe
se relève de longues guerres de religions et, en France tout
particulièrement, le débat est attisé par la décision
du roi Louis XIV de révoquer l'édit de Nantes. L'intolérance
civile – un roi, une loi, une foi – se soutient alors d'une
conception théologique qui fait de l'intolérance
religieuse un acte de charité : il faut sauver ceux qui sont
dans l'erreur. Les philosophes traquent, derrière cette
compassion de façade, les ressorts de l'intérêt
et du pouvoir ecclésiastiques. Une nouvelle conception de la
foi justifie alors le devoir de tolérance : Dieu a doté
l'homme de la raison pour faire accéder sa conscience,
sans la médiation de l'Église, au message de l'Évangile
et au salut. Toute conscience a le droit à l'erreur et
le droit du souverain "expire où règne celui de la
conscience".
Les jansénistes en France
La réception de la bulle Unigenitus, rendue par le pape
à la demande de Louis XIV en 1713 pour condamner le jansénisme
et qui devient une loi de l'État en 1730, provoque en France
de nombreuses polémiques. La condamnation d'un prélat
français en 1727 au nom de principes ultramontains durcit le
conflit et l'élargit durablement à l'ensemble
de la société. Les jansénistes, que soutient une
partie du clergé et des fidèles, mobilisent les avocats
parisiens et s'appuient sur des magistrats sympathisants du Parlement
: se constitue ainsi, au nom des libertés de l'Église
gallicane et d'une conception plus contractualiste de la monarchie,
une opposition à la monarchie absolue traversant tout le siècle
et culminant dans quelques grandes crises, comme celle des années
1730, que redouble l'affaire des convulsionnaires de Saint-Médard,
celle des billets de confession des années 1750 ou celle des
années 1760 qui aboutit à l'expulsion des Jésuites,
leurs ennemis jurés. Ces querelles ecclésiologiques et
théologiques sont largement diffusées dans le public grâce
notamment aux Nouvelles ecclésiastiques, un journal
qu'ils impriment et distribuent clandestinement mais efficacement
et par lequel ils saisissent et politisent une opinion qu'ils
contribuent à inventer. C'est ce combat contre l'absolutisme
qui rapproche ces dévots augustiniens des Lumières en
France.

Le judaïsme en Europe
Les communautés juives qu'on trouve en Europe au XVIIIe
siècle recouvrent une grande diversité de situations :
aux quelques riches et lettrées familles berlinoises s'oppose
ainsi, par exemple, la masse des populations d'Europe orientale
qui ne parle que le yiddish. Le Siècle des lumières marque
le moment où ces communautés sortent de leur isolement
au sein de la société. Le mouvement d'émancipation,
ou plus exactement d'intégration sociale et politique,
s'amorce d'abord en Prusse dans les années 1780 autour
de la figure de Moses Mendelssohn et retentit immédiatement en
France, où la Révolution accordera aux juifs l'égalité
politique. Au moment où se constitue ainsi en Europe occidentale
une nouvelle identité juive, moins dépendante du pouvoir
rabbinique et préparant l'intégration au sein de
ces sociétés, à l'autre bout de l'Europe,
du côté de la Pologne et de la Lituanie, naît un
mouvement mystique, le hassidisme, qui deviendra lui aussi un élément
constitutif important du judaïsme moderne.
L'islam vu d'Europe
Pour les Européens du XVIIIe siècle,
l'islam, c'est d'abord l'empire ottoman, qui
recule en Europe mais continue de dominer le monde méditerranéen,
et qui incarne l'archétype du concept de despotisme forgé
par les Lumières.
Aussi,
si les philosophes s'intéressent à l'islam,
ce n'est pas par sympathie envers cette religion, même s'ils
louent la tolérance musulmane, mais parce que, sous couvert de
discuter l'islam, cet ennemi traditionnel du christianisme, ils
peuvent critiquer l'Église.
Les mœurs des païens
L'Europe des Lumières a été fascinée
par les mœurs et coutumes des peuples qu'elle découvrait.
On décrit toujours leur sauvagerie. C'est qu'elle
permet aux Européens, avant même de comprendre ces sociétés
comme des cultures spécifiques, de les inclure dans l'histoire
comparée des civilisations, qui commence à poindre, en
postulant l'unité de la nature humaine. Par effet de miroir,
elle donne aussi à voir ce qui reste de superstition dans les
coutumes européennes. Aux yeux des philosophes des Lumières,
cette humanité exotique illustre aussi l'idée qu'il
existe des hommes libres et heureux de vivre sans lois ni Église
: une simple morale naturelle suffit à organiser leurs sociétés.
Le déisme
Le déisme désigne un mouvement de pensée qui, depuis
l'Angleterre essentiellement, a condensé en une constellation
de textes la philosophie religieuse des Lumières. Il a tenté
de réconcilier en lui les tensions et les contradictions que
les philosophes percevaient entre la foi et la raison. Pour le déisme,
Dieu, une fois la création achevée, n'intervient
plus dans le cours de l'histoire du monde. Souvent identifié
à un courant physico-théologique, le déisme promeut
l'idée que le monde est une machine qui fonctionne sans
l'intervention de son créateur. Horloger de l'univers,
Dieu laisse ainsi le monde tourner selon les forces de la mécanique
des événements. Cette conception, portée à
l'origine par des philosophes anglais – Charles Blount,
John Toland, Anthony Collins – récuse avec force la religion
révélée, surnaturelle, au bénéfice
d'une religion naturelle.
> entretien avec Marjane
Sartrapi, auteur de bande dessinée