Le monde, un et pluriel
Tout ce qui tient intimement à la nature humaine se ressemble
d'un bout de l'univers à l'autre.
Voltaire, 1756
Tous les hommes participent d'une même nature, l'histoire
et la géographie suffisent pour expliquer les différences
entre eux. La tradition du droit naturel enseigne qu‘ils possèdent
certains droits en tant que membres de l'espèce (ce qu'on
appellera à la fin du siècle les "droits de l'homme").
Le bien et le juste, valeurs strictement humaines, se trouvent eux aussi
fondés dans l'universalité et l'égalité.
Explorateurs et savants parcourent le monde pour mieux
le connaître, les érudits composent des tableaux d'ensemble
: l'unité universelle est faite de singularités.
On découvre en même temps l'histoire : le passé
n'est plus une incarnation de l'idéal ni un simple
répertoire d'exemples, chaque époque historique
possède sa cohérence et ses valeurs. La confrontation
avec les autres incite à tourner un regard critique vers soi,
les voyages imaginaires deviennent un moyen de découvrir ses
propres tares.
L'ouverture aux autres n'est pourtant pas à l'abri
des détournements : l'universalisme conduit parfois à
l'ethnocentrisme, la reconnaissance des différences à
un relativisme radical.
L'idée d'Europe
Après les coûteuses guerres de la fin du règne de
Louis XIV, achevées avec les traités d'Utrecht,
l'Europe aspire à retrouver une stabilité propice
à la paix. Louis XV, sous l'influence de son précepteur
et principal ministre, le cardinal de Fleury, qui meurt en 1743, est
particulièrement soucieux de préserver cet équilibre,
comme en témoigne sa renonciation aux conquêtes françaises
lors de la paix d'Aix-la-Chapelle, qui clôt en 1748 la guerre
de Succession d'Autriche.
Ce précaire équilibre
se trouve vite remis en cause avec la confirmation de la suprématie
maritime de l'Angleterre et les arrivées sur la scène
européenne de la Prusse, qui s'affirme comme une puissance
militaire continentale avec laquelle il faut compter, et de la Russie,
dotée de solides appétits territoriaux : les rivalités
des grandes puissances continuent de déchirer l'Europe
et leurs conflits s'exportent hors de l'Europe, "mondialisant"
la guerre à l'échelle de leurs colonies. On peut
comprendre qu'aux deux extrémités du siècle
se trouvent des projets de paix perpétuelle, celui de l'abbé
de Saint-Pierre et celui de
Kant, et
que les philosophes promeuvent l'idée qu'il est nécessaire
d'encourager le commerce entre les nations pour apprendre aux
Européens à se connaître et pour favoriser la paix.
Le sentiment de l'unité de l'Europe ne réside
donc ni dans la politique de ses États ni dans la religion, mais
plutôt dans sa république des lettres, où s'élabore
au cours du siècle la notion d'une civilisation européenne.
Le voyage imaginaire
Le XVIIIe siècle fourmille de voyages et de voyageurs qui accumulent
les connaissances et les expériences, des jeunes aristocrates
anglais sacrifiant à la tradition du "Grand tour" jusqu'aux
explorateurs célèbres comme Cook, Bougainville ou Humboldt.
Les voyages imaginaires, topos de la littérature utopique de
l'époque, ne cherchent pas à épuiser, eux,
l'inventaire du monde ; ils tournent vers le voyageur lui-même
le bénéfice du voyage. Il en revient éclairé
sur lui-même et sur ses origines.
Le
Supplément au voyage de Bougainville
de
Diderot offre à l'Européen
nomade la possibilité de rencontrer, par-dessus le temps, les
Tahitiens, ces hommes du commencement des temps. Les robinsonnades franchissent
une étape supplémentaire et mettent le voyageur en situation
d'éprouver lui-même, dans son corps, l'expérience
des origines. Les
Voyages de Gulliver organisent les variations
d'échelles pour mieux faire percevoir la vanité
de toute prétention à la centralité.
La découverte de l'histoire
Le XVIIIe siècle renouvelle en profondeur la conception de l'histoire.
Sans que l'on puisse identifier une philosophie de l'histoire
constituée en tant que telle, les interrogations portées
par la modernité scientifique fournissent un cadre inédit
pour penser l'inscription dans le temps. Jusqu'alors, l'histoire
avait été marquée par la vision antique d'un
temps cyclique ou par la conception chrétienne d'un temps
articulé sur la Révélation, développée
notamment par Bossuet dans son Discours sur l'histoire universelle.
Les savants du Siècle des lumières qui accumulent les
connaissances, développent de nouvelles disciplines et améliorent
les méthodes d'appréhension de la réalité
font naître alors l'idée que cette augmentation des
savoirs constitue une progression, un progrès. C'est le
concept clé des Lumières, qui vont ainsi opposer à
l'ordre fixe des perfections celui, changeant, de la perfectibilité.
La conscience du progrès dans les différents
champs du savoir justifie l'historicisation de la connaissance
scientifique. Les savants prennent soin désormais d'exposer,
dans un même mouvement, et leurs théories et l'historique
des causes qui y ont conduit. Les histoires des mathématiques,
de l'astronomie, ou les histoires naturelles se multiplient. La
même impulsion touche, mais avec plus de réserves, les
belles-lettres et les sciences qu'on ne dit pas encore "humaines".
Comment peut-on imaginer, objectent ainsi certains, que la poésie,
par exemple, puisse être prise dans un mouvement de perfectionnement
permanent qui disqualifierait les Anciens et couronnerait les Modernes
? Cette histoire progressive des connaissances, débarrassée
de l'hypothèque cyclique ou métaphysique, suppose
aussi un "esprit humain" qui se construise dans le temps.
Dans son
Esquisse d'un tableau historique des progrès
de l'esprit humain (1794),
Condorcet
donne une des expressions les plus achevées de cette construction
et livre ainsi un tableau, positiviste avant l'heure, de la marche
de l'humanité vers le bonheur.
> entretien avec Jean-Philippe
Stassen, auteur de bande dessinée
