L'espace public
Il n'y a plus de liberté dès lors que
les lois permettent qu'en certaines circonstances l'homme
cesse d'être une personne pour devenir une chose.
Beccaria, 1764
La vie de la cité quitte l'ordre sacré, elle s'organise
désormais en vue du seul bien-être commun. Le délit
doit être distingué du péché : la société
punit les offenses qu'elle subit, non les infractions à
la morale traditionnelle. Le travail est une valeur supérieure
aux privilèges hérités, le commerce doit être
affranchi des contraintes arbitraires et des prélèvements
abusifs, pour servir l'intérêt commun. L'école
doit être soustraite au pouvoir ecclésiastique et devenir
accessible à tous, donc gratuite. Il faut encourager le débat
public qui permet d'éclairer les opinions ; la presse périodique
joue ici un rôle croissant.
La connaissance du monde doit permettre à chacun
de devenir maître de lui-même et de son existence. L'éducation
qui y conduit est donc un bien incontestable, elle est nécessaire
aux enfants comme aux adultes. Le savoir sera diffusé tant par
des publications savantes que par des encyclopédies.
Si l'on peut tout connaître, ne pourrait-on pas aussi transformer
le monde selon sa volonté ? Quelques esprits systématiques
s'engagent dans la voie de l'utopie et imaginent une société
idéale, des villes parfaites, un homme nouveau. Ce scientisme
détourne l'esprit des Lumières.
La monarchie éclairée et la nouvelle gloire du roi
Parmi les images de la Chine véhiculée par les Lumières
apparaît celle d'une nation sage et savante gouvernée
rationnellement par un despotisme éclairé. La Chine a
ainsi pu être un exemple pour les physiocrates, qui situaient
l'origine de la richesse productive dans l'agriculture,
le roi étant l'ultime propriétaire des terres du
royaume.
La monarchie n'est pas restée imperméable
aux idées des Lumières, comme en témoigne l'éducation
dispensée au futur Louis XVI. La gloire du roi n'est plus
celle, guerrière et dispendieuse, de Louis XIV, qui mettait en
scène une souveraineté absolue s'incarnant dans
la personne du prince : la vraie gloire du monarque est de travailler
au bonheur de ses peuples et de contribuer lui-même à la
prospérité publique.
La ville des Lumières
Le XVIIIe siècle voit le cœur économique
de l'Europe basculer. Ce sont les villes du Nord et de l'Ouest
qui bénéficient de cette nouvelle configuration au détriment
de villes méridionales comme Venise. L'Angleterre connaît
une forte poussée d'urbanisation. Londres et Paris caracolent
toujours en tête des villes d'Europe. Mais le phénomène
le plus déterminant, au regard des Lumières, tient à
la nouvelle sociabilité dont la ville du XVIIIe
siècle est le théâtre. La concentration des élites
s'accompagne d'un équipement urbain en accord avec
les attentes culturelles de cette population.
Écoles, universités, mais encore théâtres,
premiers lieux de concerts et, pour favoriser la circulation de l'imprimé,
bibliothèques et cabinets de lecture. Les salons aristocratiques
parisiens diffusent leur modèle dans toute l'Europe. Les
clubs anglais affichent une vocation plus explicitement politique.
Les loges maçonniques ou les académies provinciales, installées
jusque dans les villes de moindre importance, assurent une intense activité
savante. Louis-Sébastien Mercier, dans son
Tableau de Paris
(1781) entend donner une vision totale de ce qui constitue la capitale.
Il en déplie dans un projet presque encyclopédique toute
la réalité et, de la rue aux cabarets, se fait l'observateur
des Lumières dans la ville.

Album :
Villes d'Europe au XVIIIe siècle
Paris
Paris, la grande ville dissociée de la cour, apparaît comme
une grande capitale culturelle de l'Europe des Lumières,
le lieu par excellence de la pratique philosophique où s'exercent
les jugements de goût. Au point que Marivaux pouvait écrire
en 1734 : "Paris, c'est le monde ; le reste de la terre n'en
est que les faubourgs."
Riche de ses quelque sept cent mille habitants dans
les années 1780, Paris est aussi la grande métropole traversée
de flux migratoires, avec ses pauvres que côtoient un flot continu
d'étrangers de passage fascinés et une noblesse
avide de consommation. Les contemporains sont d'abord marqués
par cette impression de foule et de mélanges sociaux qui lui
donne une apparence de désordre. Grande ville sans mœurs
et pleine d'intrigants pour les uns, comme Rousseau, pour qui
la foule permet à chacun de dérober sa conduite aux yeux
du public ; grande ville où le philosophe se plaît, écrit
Louis-Sébastien Mercier, "parce qu'il y vit plus libre,
noyé dans la foule ; parce qu'il y trouve de l'égalité
dans la confusion des rangs" ; grande ville où "les
renommées futures erraient dans la foule sans être connues,
comme les âmes du Léthé avant d'avoir joui
de la lumière", écrira Chateaubriand en la découvrant.

Lire :
Récit de l'arrivée de Casanova à Paris
Londres
Alors la plus grande ville d'Europe, dépassant même
Paris en nombre d'habitants, Londres était à la
fois le premier port du pays, son centre financier et économique
ainsi que le siège du gouvernement et de la cour.

Lire :
Les rues de Londres par Casanova
Malgré
le mauvais état des routes, l'ambition des Anglais qui
vivaient loin de la capitale était de voir cette ville au moins
une fois dans leur vie.
Venise
Qu'ils soient Vénitiens ou étrangers, tous les contemporains
s'accordent : Venise est unique et inoubliable. "En un mot,
cette ville-ci est si singulière par sa disposition, ses façons,
ses manières de vivre à faire crever de rire, la liberté
qui y règne et la tranquillité qu'on y goûte,
que je n'hésite pas à la regarder comme la seconde
ville de l'Europe, et je doute que Rome me fasse revenir de ce
sentiment", écrit Charles de Brosses (1709-1777) le 14 août
1739. Le Vénitien Carlo Goldoni (1707-1793) renchérit
: "Venise est une ville si extraordinaire qu'il n'est
pas possible de s'en former une juste idée sans l'avoir
vue.