
"Qu'est-ce que les Lumières ?"
À cette question, la réponse fameuse de Kant définit
autant une ambition qu'elle résume les efforts déjà
accomplis dans le siècle pour y répondre.
Kant caractérise le mouvement des Lumières comme l'émancipation
de la personne humaine par la connaissance, comme l'acquisition
par l'homme de son autonomie intellectuelle – une rupture
avec l'autorité des traditions : oser penser par soi-même
et se libérer des vérités imposées de l'extérieur
qui maintiennent l'humanité en tutelle. Il s'agit
d'une dynamique, une "marche", dirait Kant.
Cette idée de cheminement vers la clarté ou la lumière
présente dans le terme utilisé en Allemagne, Aufklärung,
n'apparaît pas dans le terme français, Lumières,
qui vient plutôt jeter de l'ombre sur la lumière
illuminatrice de la grâce divine.
Des usages publics et privés de la raison
Cette pratique de l'esprit critique corrélative de l'émancipation
de l'individu, Kant la situe dans la société : la
diffusion des Lumières requiert la liberté "de faire
un usage public de sa raison dans tous les domaines". En distinguant
un usage public de la raison d'un usage privé, il pose
aussi la question de l'émancipation de la société
tout entière, ce qui souligne le travail de sape de la structure
organiciste de la société de son temps par l'individualisme.
L'usage privé de la raison, Kant l'explicite en prenant
l'exemple du fonctionnaire qui, investi de sa charge, ne parle
qu'au nom d'une communauté, si importante soit-elle,
et non de l'universel. La communauté à laquelle
renvoie l'usage public de la raison est une communauté
de débat, entre des hommes égaux en droits, qui pensent
par eux-mêmes et communiquent avec les autres, leurs semblables.
Ce ne sont pas les membres d'un club ou d'une confrérie,
d'un café ou d'un parti, qui sont toujours des "réunions
de famille" et donc particulières, mais des lecteurs puisque
l'écrit reste le vecteur privilégié de la
communication. Avec ce public de lecteurs éclairés, qui
exercent leur esprit critique d'abord dans l'intimité
sécularisée et silencieuse d'un espace de lecture
autonomisé des hiérarchies avant de le constituer en espace
public par l'échange et la confrontation, Kant souligne
que les Lumières sont un mouvement, un effort à accomplir
génération après génération. Il entérine
des pratiques des Lumières qui ont transformé le visage
de la société du siècle : l'essor de l'écriture
et de la lecture, le débridement de la liberté d'expression,
la multiplication des formes de l'imprimé et de la sociabilité,
la croissance des circulations et des communications, la naissance de
l'opinion publique.
Critique de la faculté de juger
Avec la Critique de la faculté de juger (1790), Kant intègre
à sa réflexion l'irrationnel en tant que tel : quelles
que soient la diversité et l'irréductibilité
d'aspects du réel, la singularité des individus
ou l'originalité des œuvres d'art, il est possible
de les penser sans éclipser la raison. Refusant de réduire
le réel à un tout rationnel, Kant trouve dans l'esthétique
le terrain idéal pour résoudre la question de la subjectivité
et de l'intersubjectivité puisque avec le jugement de goût
on attribue à son sentiment particulier une valeur universelle.
Pour Kant, toujours à la recherche de l'accord de la liberté
et de l'ordre, il s'agit de penser par soi-même en
se mettant à la place de tout autre.