arrêt sur...

Une mer familière

Par Mireille Pastoureau

Courses scandinaves

De l'héritage géographique gréco-latin, le Moyen Âge ne retint des encyclopédies descriptives, qu'un savoir livresque, coupé des réalités. La notion de sphéricité de la terre, connue par Anaximandre (VIe siècle avant J.-C.) et le calcul de la circonférence du globe, établi avec une faible marge d'erreur par Ératosthène (fin du IIIe siècle), disparurent de l'acquis des connaissances. En revanche, dans un étroit milieu de lettrés, la croyance à un « océan » demeura mais, abâtardi par des compilations successives, il fut transformé graphiquement en un anneau aquatique encerclant une Terre réduite à la forme d'un disque plat. Cette image, perpétuée par les mappemondes médiévales, fut sans effet sur l'élaboration des premières cartes marines.

Les recueils d'instructions nautiques ancêtres de cartes marines ?

Plusieurs chercheurs ont souligné la filiation possible qui existerait entre les recueils d'instructions nautiques, guides pratiques à l'usage des navigateurs, et les cartes marines qui ne seraient que leur transposition en images. L'historien se trouve ici quelque peu démuni, car aucun recueil médiéval d'instructions nautiques antérieur au milieu du XIIIe siècle n'a été conservé. Le plus ancien exemplaire est un manuscrit italien détenu à Berlin qui a pour titre II Compasso di navigare. Il ne serait que de trente années plus vieux que la première carte marine connue, la fameuse « carte pisane ». Bien qu'il y ait de nombreuses concordances entre ces deux documents, cette preuve reste trop mince pour nous faire conclure à l'antériorité des recueils de ce type sur la carte marine. Un chercheur britannique a récemment démontré que 30 % des noms de la carte pisane sont absents du Compasso. Ce dernier est en outre rédigé dans un italien plus pur que la carte. Sans nier les liens étroits qui existent entre les deux documents, il faut imaginer d'autres hypothèses. Peut-être sont-ils tous deux apparus en même temps, s'enrichissant mutuellement ? Peut-être dérivent-ils d'un prototype commun aujourd'hui perdu ?
Huit ou neuf siècles s'écoulèrent donc sans que la science nautique laissât de traces écrites. L'Occident se trouvait alors déchiré par les invasions barbares. Les échanges commerciaux ne cessèrent pas pour autant. En Méditerranée, continuaient d'arriver les produits d'Orient, notamment à Marseille et à Arles, qualifiées au VIIIe siècle de « portes de l'Orient ». En Europe du Nord, les Scandinaves faisaient la preuve de leurs exceptionnels talents de navigateurs.

Les Vikings, « rois des mers »

Parmi eux, les Vikings méritèrent certainement le nom de « rois des mers » qui leur fut donné. Ils furent en effet les premiers – à l'exception des Océaniens – à naviguer en pleine mer, en droiture, à une époque où tous les autres peuples, y compris les Arabes et les Chinois, hésitaient à perdre de vue les rivages. Dans des mers presque toujours brumeuses, et donc privés de l'observation des étoiles, ils surent sans dévier gagner l'Islande, distante de 1 000 kilomètres, mais aussi, par une autre route, le sud du Groenland, éloigné de 1 700 kilomètres, parcourant, sur des navires non pontés, un espace maritime à peu près aussi vaste que la Méditerranée.
La navigation nordique ne possède cependant pas de secret particulier. Elle résulte d'une folle audace et d'une somme d'expériences, servies par un extraordinaire instinct qui permettait aux hommes du Nord d'interpréter l'aspect de la mer, ses changements de couleur et de température, les nuages, les vols d'oiseaux, l'apparition de poissons et de mammifères marins. Les instructions de route vikings reposaient sur de telles pratiques, encore en usage chez les pêcheurs de morue qui fréquentaient les bancs de Terre-Neuve il y a quelques décennies.
Les sagas, les chroniques et les annales de ces peuples scandinaves témoignent de ces voyages lointains réalisés à partir du VIIIe siècle. Vers la fin du XVe siècle, la côte américaine fut atteinte et dès lors plusieurs fois visitée. Les sagas la nomment Vinland, car on y trouvait de la vigne. Cette découverte du Nouveau Monde, cinq siècles avant Christophe Colomb, est incontestable, mais n'a pas laissé de preuves tangibles. Seuls les récits des sagas et quelques trouvailles archéologiques notablement postérieures attestent ce premier contact entre l'Europe et l'Amérique.

La controverse à propos de la carte du Vinland


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Aussi, lorsqu'une carte du Vinland fut signalée pour la première fois en 1957, puis achetée en grand mystère pour la bibliothèque de Yale en 1965, la communauté américaine fut-elle transportée d'enthousiasme. Les journalistes avaient contribué il est vrai à médiatiser ce qu'ils appelaient la plus grande découverte cartographique du siècle, qui reléguait Christophe Colomb au second plan. Ce document, un parchemin au demeurant très sommaire, présentait une carte du monde dessinée à l'encre brune, sur laquelle, au nord de l'Atlantique, se détachaient trois îles : Islanda, Gronelanda et Vinlanda Insula. Cette dernière était accompagnée de quelques lignes en latin évoquant sa découverte par le fils d'Éric le Rouge telle que la rapportent les sagas.
Une controverse passionnée s'éleva aussitôt à propos de cette carte qui fut dans un premier temps, en 1966-1967, exposée triomphalement dans les grandes bibliothèques d'Amérique et d'Europe. Pour les partisans de son authenticité, elle dérivait en droite ligne de tracés établis plusieurs siècles auparavant par les navigateurs eux-mêmes. Elle était donc le reflet de la première carte marine qui ait jamais existé. Pour les sceptiques, au contraire, elle pouvait n'être qu'une mise en images des sagas auxquelles – il fallait le reconnaître – elle n'apportait aucun supplément d'information, tant ses croquis étaient peu développés. Aux yeux de quelques mauvais coucheurs enfin, elle n'était qu'un faux pur et simple, réalisé au XIXe ou même au XXe siècle, mais qui avait rencontré dans l'opinion publique une adhésion spontanée et irréfléchie, tant le peuple américain sent son cœur chavirer quand on lui parle de ses racines.
Après avoir épuisé toutes les pistes historiques et intellectuelles, il devint évident que seule une analyse chimique de l'encre de la carte pouvait résoudre son énigme. Le parchemin fut assez vite identifié comme appartenant à un volume manuscrit daté de 1440 dont il avait été dissocié. Un laboratoire spécialisé chargé en janvier 1974 de cette analyse, conclut à la présence de dioxide titanium anatase, produit qui n'avait pas été mis dans le commerce avant les années 1920, ce qui apportait la preuve formelle que le tracé du Vinland avait été ajouté au XXe siècle. Tous les chimistes ne furent cependant pas convaincus par cette démonstration et il n'est pas rare de voir encore certains partisans de l'authenticité de la carte du Vinland affirmer leur conviction dans des réunions de spécialistes.
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