arrêt sur...

Une mer familière

Par Mireille Pastoureau

La carte de Mecia de Viladestes

Quelques années après l'Atlas catalan, une autre carte produite à Majorque vient confirmer l'éclatante supériorité des artisans cartographes des îles Baléares. Celle-ci nous livre son auteur et sa date. Elle fut établie en 1413 par Mecia de Viladestes, dont on sait qu'il se convertit lui aussi au christianisme et qu'il voyagea en Sicile, possession du roi d'Aragon. Cette œuvre nous montre que les cartographes catalans actualisaient sans cesse leurs informations. L'innovation porte ici sur la réalité du Sahara et de ses pistes. Les Majorquins appliquent au désert les mêmes réseaux de rhumb que ceux dont ils couvrent les espaces maritimes. Il était devenu courant en effet de compléter dans le désert le repérage d'après les étoiles par l'usage de la boussole, précieuse dans les tourbillons de sable.
Comme l'a expliqué Charles de la Roncière, Mecia de Viladestes, mieux documenté que ses confrères, connaissait le nom des oasis du Touat par où descendait une route directe mais très rude à travers le Tanezrouft, le « pays de la soif ». Mais surtout il signale la route transsaharienne de l'Est par Touggourt (Tacort), Ksar el Kebir (Catif el Carbit), le Hoggar (Ugar), In-Ziza (Anzica) et Tombouctou. Par cette piste séculaire, que l'on empruntait encore au début du XXe siècle, les caravanes s'enfonçaient vers le Soudan, le pays des Noirs et de l'or, distant de soixante-dix journées à dos de chameau. Elles convoyaient le sel, indispensable aux peuples du désert, et le troquaient contre l'or, à raison d'une mesure de sel pour une mesure de métal précieux.

Ces échanges, déjà décrits par un voyageur au XIIIe siècle, se faisaient en général au bord du fleuve, le Niger. Les Maghrébins, après s'être annoncés au son du tambour, déposaient sur la rive, par petits tas marqués du nom de chaque propriétaire, le sel et la bimbeloterie qu'ils avaient apportés. Puis les caravaniers s'éloignaient une demi-journée, pendant laquelle les Africains traversaient le fleuve, examinaient la marchandise, disposaient son équivalent en or puis s'éclipsaient. La tradition de ce commerce muet perdura en Afrique, notamment chez les peuples de la côte de la Sénégambie, qui adoptèrent le même rituel vis-à-vis de leurs congénères. Ils disposaient leurs marchandises dans un endroit déterminé, esclaves ou denrées, et creusaient des trous correspondant à la quantité d'or demandée en échange.
Les régions productrices d'or étaient ainsi soigneusement tenues cachées des commerçants des caravanes. Viladestes les connaît grâce à des sources arabes auxquelles il emprunte le nom du fleuve Ued Anil (le Nil), amalgame du Nil, du Niger et du Sénégal. Cependant, pour la première fois, le fleuve est ici franchi. Plus au sud, nous voyons apparaître un autre fleuve, le flumen Engelica (la Gambie). C'est pour atteindre cet or du Soudan que les Catalans, puis les Portugais, chercheront une route maritime par l'Atlantique. Quand ils l'auront trouvée et que les caravelles auront remplacé les caravanes, les cartes perdront la mémoire de ces arides pistes sahariennes. Tombouctou devra être redécouverte en 1828 par René Caillié. Entre le XVe et le XIXe siècle, plus aucun Occidental n'y eut accès.
Nous constatons enfin, peu au sud de l'embouchure du fleuve de l'or, la présence des îles inconnues des autres cartes, les îles de Gabes. Selon un historien portugais, A. Cortesao, il pourrait s'agir de la première représentation des îles du Cap-Vert qui ne seront reconnues officiellement qu'en 1455. Cette interprétation donnerait aux Catalans quarante ans d'avance sur les Portugais.
 
Changeons d'horizon et remontons vers le nord. La particularité des Catalans fut de montrer aussi les régions septentrionales. Ce sont même eux qui en donnèrent les premières images puisque, malgré le commerce de la Hanse, il n'y eut pas de cartes marines produites dans les mers nordiques à cette époque.

Cependant, empêchés à partir du début du XIVe siècle de pénétrer eux-mêmes dans la mer Baltique, les marins méditerranéens n'eurent plus l'occasion d'améliorer leurs tracés. Dépités, sans doute, de nombreux cartographes cessèrent alors de représenter l'Europe du Nord. Ce n'est pas le cas de Viladestes qui nous fait partager une scène inédite, dans les parages de l'Islande. Une barque avec deux marins s'éloigne d'un navire pour aller harponner une baleine imposante. La présence d'un évêque dans l'équipage est-elle une réminiscence de la légende de saint Brandan ou Brendan ? Le récit du voyage de ce moine irlandais du VIe siècle, la Navigatio Brendani fut particulièrement populaire au Moyen Âge. Parti dans l'Atlantique nord avec d'autres moines, il aurait atteint le Groenland et, selon la légende, il aurait pris le dos d'une baleine pour une île.
 

La perte des informations d'Afrique

Après Mecia de Viladestes, il semble bien que les liens se relâchèrent entre les Majorquins et leurs informateurs d'Afrique. Le temps des voyages atlantiques était manifestement arrivé. Après avoir connu l'expansion et la prospérité, la Catalogne entamait une période de décadence et sa vie maritime s'amenuisait. Fernand Braudel explique ce déclin par la pauvreté en hommes des provinces maritimes qui se trouvent comme épuisées après des moments d'intense activité, Nous verrons en effet les Portugais « redécouvrir » et tirer profit de terres déjà reconnues éphémèrement par des Catalans. N'oublions pas non plus que, en l'année 1492, les juifs d'Espagne seront chassés de la péninsule. Avec eux disparut l'école cartographique de Majorque. Ses membres essaimèrent dans tout le bassin occidental de la Méditerranée : à Marseille, Messine, Venise, Florence, Malte, etc. Ils continuèrent là à exercer leur art, mais ne l'enrichirent plus de nouvelles découvertes.
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