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Vers des horizons inconnus

Par Mireille Pastoureau

L'Afrique contournée

À l'aube du XVe siècle, les marines méditerranéennes ne se sentaient plus prisonnières d'une mer fermée. Des convois génois, vénitiens et catalans franchissaient régulièrement les colonnes d'Hercule pour longer la côte atlantique en direction des Flandres. Des échanges commerciaux intenses continuaient d'animer également le fond de la Méditerranée du côté de l'Orient. À Alexandrie et à Tripoli de Syrie, les bateaux vénitiens, mais aussi ceux de France, de Catalogne, de Raguse et d'Ancône venaient prendre livraison de précieuses cargaisons d'épices, de parfums et de tissus.
 

La folie des épices


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Les épices et le poivre d'Orient étaient déjà en vogue dans le monde romain, mais leur consommation devint au Moyen Âge une véritable folie à laquelle l'Occident consacra l'essentiel de ses métaux précieux. Fernand Braudel rappelle à ce propos le proverbe ancien « cher comme poivre » et souligne que la manie des épices accommodait tous les mets, poissons, confitures, soupes, breuvages. Elles demeuraient surtout indispensables à l'agrément des viandes peu tendres, difficiles à conserver et insipides. Pour varier ses préparations, le cuisinier n'avait à sa disposition que l'art des sauces. Pour relever ses plats, il utilisait donc aussi bien les herbes locales les plus courantes, telles que le thym, l'ail, la coriandre, la menthe ou l'anis, que les luxueuses épices venues d'Orient, la cannelle, le clou de girofle, la noix de muscade, le gingembre. D'Orient provenaient également l'encens, le camphre et beaucoup d'autres drogues et substances employées dans les cérémonies religieuses, dans la pharmacopée, dans la lutte quotidienne contre les mauvaises odeurs et les épidémies. Venant de l'Inde, de Ceylan, des îles de la Sonde et des Moluques, les épices arrivaient en Occident par la mer Rouge, l'Égypte ou la Syrie, au terme d'un transport long et onéreux dont le coût était majoré des bénéfices pris au passage par les  États ou les princes qui prélevaient de lourdes taxes.
Éviter les intermédiaires levantins puis vénitiens – puisque Venise exerçait un monopole de fait sur le commerce du Levant – et échapper aux menaces turques pesant sur les voies commerciales du Proche-Orient, telles furent les motivations des Portugais pour la recherche d'une route nouvelle vers ces lieux de production.
En corollaire, les voyages maritimes avaient aussi pour but d'acquérir à moindre frais les métaux précieux nécessaires à l'achat des épices. L'Europe souffrait d'un déficit chronique en or et en argent et nous avons vu comment les Catalans faisaient déjà du parcours de l'or d'Afrique le thème de leur cartographie. Malgré tout, les lieux de production leur restaient interdits et leur horizon se bornait au Rio de Oro, limite méridionale de leurs cartes. Les besoins en métaux précieux ne cesseront d'augmenter à la Renaissance : aux dépenses du poivre, des épices et des denrées de luxe viendront s'ajouter les frais de la guerre, de plus en plus coûteuse du fait des mercenaires et de l'artillerie.

L'ouverture vers l'Atlantique


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Jusqu'au début du XVe siècle, les sorties dans l'Atlantique en direction de l'ouest et du sud furent des plus aventureuses en raison de l'hostilité des vents, des courants et de l'inhospitalité des côtes sahariennes. À plusieurs reprises, des audacieux tentèrent pourtant de retrouver les îles Fortunées dont parlaient les auteurs de l'Antiquité et, après eux, les Arabes. En 1291, les deux galères génoises des frères Vivaldi avaient eu l'intention de contourner le continent africain pour rejoindre les Indes. Mais on avait perdu leur trace dès l'escale de Majorque ! Il faut attendre une carte de 1339, œuvre d'un Génois émigré à Majorque, pour voir représenter six îles appartenant aux archipels de Madère et des Canaries. L'une de ces îles porte la croix rouge symbole de Gênes ; il s'agit de Lanzarotte dont on pense qu'elle fut nommée d'après son découvreur, le Génois Lanzaroto Malocello.
Des expéditions majorquines et espagnoles sont ensuite signalées ; mais dès 1345, le roi du Portugal réclama auprès du pape la souveraineté des îles Canaries. Afonso IV invoquait la proximité de ces îles et les voyages que ses navires y avaient déjà effectués, rapportant à Lisbonne des indigènes, des animaux et d'autres curiosités, preuves du succès de leur expédition.
Ainsi se manifesta très tôt la fortune maritime du Portugal qui est moins inattendue qu'il ne paraît. En effet, le Portugal constituait déjà une puissance autonome, au système monétaire développé, notamment au contact des États musulmans. En outre, il possédait des villes et des villages ouverts sur la mer qu'animaient pêcheurs et marins. Des colonies de marchands italiens, génois pour la plupart, étaient également venues renforcer ce potentiel. Se sentant de plus en plus rejetés des trafics du Levant, tant par la primauté vénitienne qui tournait au monopole, que par la menace des Turcs, ces Italiens pressentaient que l'avenir n'était plus pour eux du côté de l'Orient mais à l'Ouest, dans la péninsule ibérique. Ainsi trouvait-on alors au Portugal le moteur indispensable à une expansion maritime de grande envergure.
Techniquement, il semble que les Portugais aient découvert assez tôt, après de multiples essais infructueux, la technique de navigation permettant de descendre à la voile le long de la côte africaine. Bien que le cabotage soit resté de règle pour la majorité, certains marins adroits auraient appris assez vite à surmonter le handicap des vents debout et des courants contraires. Ils auraient alors imaginé la manœuvre célèbre de la « volte ». Portés à l'aller par les vents de nord-est, il leur fallait au retour obliquer vers l'ouest dans la zone des vents variables et rejoindre au nord la latitude des Açores d'où les vents d'ouest les pousseraient jusqu'aux côtes portugaises.
Ainsi, dès le deuxième quart du XIVe siècle, sous le règne d'Afonso IV (1325-1357), avec l'aide de marins génois et catalans dont ils payaient les services, les Portugais prirent-ils l'initiative des expéditions maritimes dans l'Atlantique. Cet intérêt pour les choses de la mer fut partagé par le souverain suivant, Ferdinand Ier. Malgré une gestion malheureuse des finances publiques et trois guerres contre la Castille, ce monarque favorisa la marine marchande en prenant un certain nombre de mesures qui devaient se révéler d'excellents investissements. Il contribua aux constructions de navires de gros tonnage en offrant gratuitement le bois des forêts royales ; il exempta de service militaire les propriétaires de navires et diminua les taxes pesant sur les marchandises importées. À l'extérieur, il entreprit un rapprochement avec l'Angleterre qui porta ses fruits à la fin du siècle, en 1387. Son successeur, Jean Ier de Portugal épousa en effet Philippa de Lancastre qui, en 1394, donna naissance à son troisième fils, l'infant Enrique. Ce dernier devint dans l'histoire Henri le Navigateur mais il resta, pour les Portugais, tout simplement « l'Infant », tant sa gloire fut immense.
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