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Science nautique et grandes découvertes

Par Mireille Pastoureau

Latitudes et longitudes

Les marins méditerranéens naviguaient à l'instinct, presque par atavisme. Ce type de navigation « à l'estime » ne disparut pas complètement chez ceux qui empruntaient les voies océanes et qui n'étaient pas tous instruits dans la science nautique. Souvent d'origine rurale, illettrés pour la plupart, ils se formaient à bord au métier de la mer qu'ils avaient découvert très jeunes, comme mousses. Leur culture était faite de dictons, de proverbes, d'expérience vécue, mais aussi de mythes et de calembredaines.

La navigation à l'estime

Dès que la terre apparaissait, c'est-à-dire, pour un littoral sans très grand relief, à une « vue de mer » de sept lieues marines, soit, à un mille près la distance de Calais à Douvres, la navigation continuait de se faire à vue. L'on se repérait grâce aux amers naturels ou artificiels, collines, rochers, tours, fanaux. Comme l'a écrit Jacques Bernard, « un maître de navire familier des lieux pouvait à la rigueur se passer de compas, de sonde, de carte, de routier et même de tout calcul théorique des marées : ces dernières étaient prévisibles pour les plus savants à partir du nombre d'or, du jour de la nouvelle lune et de la marée de ce jour, ou, de façon plus immédiate, par la position de la lune dans le ciel ».
La navigation à l'estime pouvait aussi conduire très loin des rivages. Les marins pêcheurs, basques et bretons, qui, dès le XVe siècle, allèrent chercher la morue sur les bancs de Terre-Neuve, ne disposaient d'aucune carte marine. À la même époque, les pêcheurs anglais considéraient également le voyage en Islande comme une routine.
Pour se lancer ainsi au large, quelques instruments simples équipaient les navires : le compas, le sablier, la sonde, le loch.
 

Mesure de la direction : le compas

Le compas était le guide le plus constant du navigateur et le seul instrument dont l'usage régulier est établi de façon incontestable. Les pilotes prévoyants emportaient un lot d'aiguilles de rechange (trente dans le cas de Magellan) ou une pierre d'aimant. Jacques Heers souligne la confiance illimitée que Colomb plaçait dans cet instrument alors que, ignorant le phénomène de la déclinaison magnétique, il constata que son aiguille n'indiquait plus la direction de l'étoile polaire, il conclut que c'était l'étoile qui avait bougé.

Mesure du temps : cadrans solaire, sabliers et nocturlabe

La mesure du temps revêtait, à bord, une importance capitale. En plus du traditionnel cadran solaire, elle était effectuée au moyen de fragiles sabliers en verre de Venise, dont on embarquait toujours plusieurs exemplaires pour remédier aux casses. Ces ampoules ou « ampoulettes » comptabilisaient en général les demi-heures. Un mousse était chargé de les retourner au moment précis où le dernier grain de sable s'était écoulé, avec la consigne de ne le faire ni trop tôt, ni trop tard, même si certains souhaitaient abréger leur quart. Le temps était donc compté en ampoules, surtout pendant la nuit où la course du soleil ne permettait pas d'estimer l'heure. Le sablier de bord rythmait la vie du navire. Il indiquait les changements de quart et, nous le verrons, intervenait dans le calcul des longitudes. Son usage se maintint jusqu'au début du XIXe siècle. Certains avaient quatre heures d'autonomie, la durée d'un quart. Il faut mentionner aussi à ce propos le nocturlabe – ainsi nommé par analogie avec l'astrolabe mais sans rapport avec lui – appelé aussi nocturnal ou cadran aux étoiles. II permettait de connaître l'heure locale pendant la nuit grâce à l'observation d'alignements d'étoiles. Il était en quelque sorte l'équivalent nocturne du cadran solaire.


 

Mesure de la profondeur de l'eau : la sonde

La sonde, elle aussi, était indispensable. Avec des lignes de quarante brasses, parfois de cent brasses (162 mètres au maximum) elle devait vérifier si la hauteur d'eau était suffisante et éviter au navire de s'échouer ou de s'éventrer sur des récifs. Avec son lest de plomb suiffé, elle ramenait aussi un échantillon du fond marin. Dès le XVIe siècle, des cartes marines à grande échelle commencèrent à indiquer les lieux et les profondeurs de ces « sondages », évaluées en pieds ou en brasses. Avec le temps, ce semis de chiffres devint de plus en plus dense, jusqu'à remplacer totalement les figures de navire peintes pour orner les vides de la carte.
Dans un article remarqué, le père François de Dainville montra comment les hydrographes du XVIIIe siècle, puisqu'il leur était impossible de représenter l'invisible relief sous-marin par un croquis plus ou moins symbolique, inventèrent les courbes de niveau. Ils résolurent ainsi, avant les topographes, le problème de la représentation du relief. Après avoir été ébauchées sur les cartes marines qui indiquaient les « laisses de haute et basse mer », les premières courbes de niveau furent donc imaginées par le Hollandais Nicolas Cruquius, qui dessina une carte de l'embouchure de la Meuse en 1733, et par le Français Philippe Buache, qui établit une carte de la Manche en 1752.
 

Mesure de la vitesse : le loch

Les navigateurs de la Renaissance ne disposaient d'aucun instrument de mesure fiable pour évaluer la distance parcourue par leur navire. Tout était affaire d'appréciation. L'usage du loch n'est attesté qu'à partir du XVIe siècle et, même à partir de ce moment, il ne pouvait qu'aider grossièrement à estimer la vitesse du navire. Le nom de loch provient de « log », ou bûche. C'était à l'origine un simple morceau de bois jeté à l'avant du navire et dont on mesurait le temps de passage jusqu'à l'arrière, donc sur une distance connue. Une règle de trois permettait de calculer la vitesse, avec une grande marge d'erreur. À défaut d'utiliser le loch, on se contentait souvent d'observer le sillage et son écume, la fuite des bulles, des herbes ou d'un objet quelconque le long du navire.
 

La navigation astronomique

On oppose généralement à la navigation à l'estime, la navigation astronomique, brillamment imaginée et développée par les Portugais. Naviguer en pleine mer, hors de la vue des côtes, impliquait en effet la recherche de nouveaux points de repère, que l'on ne pouvait trouver que dans la voûte céleste. La prise de possession de nouveaux points d'escale requérait leur localisation précise, car il fallait bien informer les commanditaires, et surtout, pouvoir revenir si on le désirait. Les Portugais firent donc de l'astronomie la fidèle auxiliaire de leur entreprise de découverte. Elle est aussi intimement liée au perfectionnement de la cartographie.
Ils adaptèrent à la navigation trois instruments qui étaient déjà en usage dans les milieux scientifiques du Moyen Age. Ils servaient à « prendre des hauteurs » et pouvaient également être transportés à bord : le bâton de Jacob, l'astrolabe et le quadrant.
Le bâton de Jacob, ou arbalestrille, ou encore arbalète, était connu depuis le milieu du XIVe siècle. Il servait à l'origine aux astronomes pour la mesure des angles entre les étoiles. Il permettait de déterminer la hauteur d'un astre au-dessus de l'horizon, le soleil de jour, et l'étoile polaire de nuit. La visée directe entraînant l'éblouissement de l'observateur, on le transforma pour la visée réfléchie, et il devint le « back staff ». L'œil de l'observateur se dirigeait alors vers l'horizon et non plus vers l'astre.
 

L'astrolabe

L'astrolabe était à l'origine un instrument pédagogique arabe, qui montrait la situation des étoiles dans le ciel à divers moments de l'année, pour une latitude donnée. II était très répandu en Catalogne, peu avant l'ère des découvertes, où il servait à l'établissement des horoscopes. II fut alors considérablement simplifié pour être transformé en instrument d'observation. On supprima les tympans, ces plaques rondes qui comportaient des projections stéréographiques de la voûte céleste, ainsi que l'araignée ajourée figurant les étoiles et à laquelle on faisait effectuer une rotation lors des démonstrations magistrales. On lui adjoignit deux pinnules de visée, œilletons percés aux deux bouts de l'alidade, grâce auxquelles on effectuait des mesures angulaires de la hauteur des astres au-dessus de l'horizon. Le pourtour de l'astrolabe était pour cela gradué en deux fois 90°. Les visées pouvaient être directes ou par ombre portée, ce qui évitait de tenir à bout de bras cet instrument assez lourd, qu'on devait maintenir rigoureusement vertical.
Pour l'utilisation à bord, on préféra de plus en plus à l'astrolabe le quadrant ou quartier, ou encore quart de cercle, car il était plus maniable. Fait de bois ou de métal, il était muni de deux pinnules de visée et d'un fil à plomb qui indiquait sur le limbe gradué un chiffre correspondant à l'angle formé entre l'astre visé, l'observateur et le zénith.
Ces mesures de hauteur avaient pour but de déterminer la latitude, comme le faisaient à terre les astronomes continentaux et en mer les pilotes arabes de l'océan Indien. Les almanachs expliquaient les règles à observer pour déterminer la latitude par l'observation du soleil et des étoiles. Plus que d'autres, les Portugais y trouvèrent un grand secours, car leurs voyages se déroulèrent surtout en latitude, à l'inverse des navigations de leurs prédécesseurs en Méditerranée et de celles des Espagnols qui suivront.
Ils mirent au point une méthode rapide qui consistait à observer la hauteur de l'étoile polaire au moyen du quadrant. Au départ du Portugal, lors d'une première visée, on notait la position du fil à plomb sur le limbe. Plus tard ce fil fut transformé en réglette, instrument plus précis. Au cours du voyage, on comparait la différence en degrés entre la plombée du départ et celle du lieu où l'on se trouvait. En multipliant le nombre de degrés par 16 2/3, on obtenait la distance parcourue en lieues dans le sens nord-sud. Le quadrant était, dans ce cas, lu en termes de distance et non pas en mesures angulaires pour calculer la latitude.
Au sud de l'équateur, l'étoile polaire n'est plus visible. Les Portugais imaginèrent alors une variante, utilisable aussi au nord, qui consistait à mesurer la hauteur méridienne du soleil. Des tables constituées à l'avance leur indiquaient la latitude correspondant à la hauteur qu'ils avaient observée.
L'existence de la navigation astronomique est attestée chez les Portugais à partir de 1480 environ. Elle donna lieu à toute une série d'observations d'astres que nous n'exposerons pas ici. Toutes ces mesures en mer ne donnaient pas satisfaction. À l'imprécision de la graduation des instruments s'ajoutait celle des visées, particulièrement difficiles sur des navires instables, puisque l'observateur devait viser en même temps l'astre et l'horizon. Le roulis seul pouvait être à l'origine d'erreurs de 4 ou 5 degrés. Aussi les navigateurs préféraient-ils faire leurs observations à terre dès qu'ils avaient la possibilité de débarquer. Vasco de Gama, touchant terre après trois mois de mer, s'empressa de déterminer la latitude de son escale au moyen d'un grand astrolabe suspendu à une chèvre.
 

Les cartes de latitudes

Ces progrès étaient indissociables de l'avancée de la cartographie. Celle-ci fit, grâce aux latitudes, un bond en avant considérable. À la vieille carte à rumbs et à distances fut substituée la « carte plate carrée », graduée en latitudes, dont les plus anciens exemplaires conservés sont des cartes portugaises de Pedro Reinel de 1500 et 1504. Nous reproduisons ici la mappemonde de Caverio qui, peu d'années après, dévoila ce secret par l'entremise d'un espion italien.
Les cartes devinrent alors plus que jamais indispensables aux navigateurs car elles leur permettaient de faire le point, non plus un point estimé, un « ponto da fantasia », comme auparavant, mais un point observé, se référant aux latitudes, le « ponto de esquadria ». Ces nouvelles techniques exigeaient en retour une formation particulière des pilotes. La plupart d'entre eux ignoraient tout de la question. Vasco de Gama reçut un enseignement spécial en la matière pour préparer son grand voyage. Colomb, lui, était le seul membre de son expédition, lors du premier voyage, à savoir évaluer les latitudes. Il ne maîtrisait pas encore parfaitement le procédé et fit de grosses erreurs, dont le caractère rudimentaire des instruments est peut-être responsable. Toujours est-il qu'il refusa d'emporter astrolabes et quadrants pour sa deuxième expédition.
 

La détermination de la longitude

La détermination de la longitude posait des problèmes encore plus délicats que ceux de la latitude, bien qu'elle fut tout aussi indispensable aux navigateurs. La seule méthode connue consistait à examiner, dans le lieu où l'on se trouvait, l'heure exacte d'une éclipse de lune ou de soleil et à comparer cette heure avec celle de l'éclipse en d'autres points du globe. Des mathématiciens allemands et le juif portugais Zacuto avaient publié des ouvrages dans lesquels ils prédisaient des éclipses totales pour Nuremberg et Salamanque. Dans l'Atlantique, vers l'ouest, chaque heure de différence avec l'heure prévue en Europe pour l'apparition de l'éclipse correspondait à 150 d'écart. II était naturellement indispensable, le moment venu, de déterminer l'heure exacte, ce qui n'était pas si simple, et les éclipses n'étaient pas très fréquentes. Nous avons vu l'usage habile qu'en fit Colomb avec les Indiens. Malheureusement, comme le rapporte Jacques Heers, qui qualifie ses calculs d'extravagants, il eut moins de chance avec sa déduction de la longitude. En effet, à l'occasion de cette éclipse, il conclut qu'il se trouvait à sept heures et quart de Cadix, alors qu'il n'en était qu'à quatre heures trois quarts, soit environ 4 000 kilomètres plus à l'est qu'il ne le pensait.
Les estimations empiriques des longitudes n'étaient pas plus satisfaisantes et ce défaut grèvera la cartographie jusqu'au XVIIIe siècle.
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