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Science nautique et grandes découvertes

Par Mireille Pastoureau

Pilotes et cartographes

Les progrès de la science nautique portugaise eurent comme conséquence directe l'essor de la cartographie. Fille d'une société de l'écrit qui maîtrisait enfin la science des étoiles, celle-ci devint, pour la première fois dans l'histoire, indissociable des grandes expéditions maritimes. Elle en était à la fois le prélude et le résultat car, à partir du moment où les États prenaient l'initiative et le contrôle des voyages de découverte, il leur fallait des documents écrits qui pourraient servir de mémoire et de preuves. Un pêcheur, un trafiquant ou un corsaire se passeraient à la rigueur de cartes élaborées. Un pays qui souhaitait asseoir sa domination sur un territoire en avait au contraire un impérieux besoin.

Le dessin du monde

En même temps qu'elle dessinait les contours de mondes nouveaux, la carte devenait donc la garante des entreprises coloniales. Celles-ci, si pénibles à mettre en œuvre, se trouvaient ainsi matérialisées par de fragiles morceaux de papier ou de parchemin chargés de quelques traits de plume. Quelques degrés de longitude de trop, à l'est ou à l'ouest, suffisaient pour faire basculer dans un camp ou dans un autre de grandes richesses ou espérances. Avec l'aide de la cartographie, les marines européennes de la Renaissance se taillèrent des empires et se partagèrent le monde, lui donnant une configuration qui subsiste encore en grande partie aujourd'hui. Leurs pilotes devaient donc se montrer aussi habiles cartographes.
Nous connaissons le nom de quarante-sept cartographes portugais des XVe et XVIe siècles. Bien que, pour dix-neuf d'entre eux, aucun travail signé ne soit parvenu jusqu'à nous, c'est là un nombre considérable et il était naturel que la science nautique et cartographique portugaise, à la supériorité incontestable, essaimât vers le reste de l'Europe. Cette « évasion de cerveaux » adopta plusieurs formes. Certains émigraient de leur plein gré, quand ils jugeaient leur pays incapable de récompenser généreusement leurs mérites et les services rendus. Mais ils étaient le plus souvent attirés par les pays étrangers qui leur offraient des situations plus brillantes. Par eux, furent apportés en Espagne, en France et en Angleterre de précieux portulans qui y sont encore conservés. Les collections portugaises, elles, ont malheureusement péri à l'occasion du tremblement de terre de Lisbonne en 1755.
Ces cartes marines offraient le dessin de milliers de kilomètres de côtes. Sur la carte d'André Homem, gigantesque planisphère, on observe qu'après le dépassement du cap Bojador par Gil Eanes, en 1434, les marins portugais avaient levé, en cent vingt-quatre ans, toutes les côtes de l'Afrique, y compris de Madagascar, soit 27 000 kilomètres ; une grande partie des côtes de l'Asie et de la Malaisie, environ 21 000 kilomètres ; ainsi que les côtes du Brésil, plus de 7 000 kilomètres. Soit, en tout, plus de 60 000 kilomètres de côtes, avec une moyenne de 480 kilomètres par an.
 

La France à la conquête des océans

Les dimensions de la carte d'Homem n'étaient pas exceptionnelles. Elles correspondaient au format courant des cartes préparatoires aux grands voyages. On les affichait sur un mur, dans une pièce à l'accès réservé, comme le firent depuis tous les stratèges du monde. Le portugais Bartolomeu Velho, venu « faire service » au roi de France, lui présenta une liste des instruments, des globes et des « cartes de naviguer » qui seraient « fort nécessaires et prouffictables pour la vraye navigation ». Il précisa qu'il serait nécessaire d'utiliser « une carte de naviguer, laquelle occupera un costé d'une grande salle, laquelle on pourra aisément hausser et abaisser, et voir clairement toutes les choses comprises dans icelle, et aura toute la longitude de l'équinoctial, que sont 360 degrés, et la latitude jusques aux poles, en laquelle l'on peut mettre clairement tous les royaumes et seigneuries, avec tout leur terroir au dedans ».
Les Portugais ne furent pas les seuls à initier la France à la conquête des océans. Des Italiens, tel Giovanni de Verrazano, Florentin d'origine, mirent leur expérience de navigateur à la disposition du commerce français. En 1566, deux autres italiens, originaires de Lucques, André et Francisque d'Albaigne, adressèrent un mémoire au roi et à son conseil pour proposer une « entreprise sur le fait de la navigation ». Ils déclaraient posséder « les secrets, cartes et instruments nécessaires pour conquérir et mettre à l'obéissance de Sa Majesté grande étendue de terres et royaumes, abondants et riches en or, argent, pierreries, drogueries et espiceries ». Le projet resta sans lendemain, mais on n'avait pas fini de voir des « cartes au trésor » proposées par des marchands d'eldorados.
Depuis l'année 1525 environ, la France tentait en effet de s'assurer une place parmi les grandes puissances maritimes et se découvrait une vocation atlantique. Les partages entre les nations ibériques l'avaient exclue des mondes nouveaux sans autre protestation que la fameuse boutade de François ler demandant à voir le codicille du testament d'Adam. II fallait rattraper le temps perdu.
On assista donc à une sorte de fièvre d'armement dans les ports de La Rochelle, Nantes, Hennebont, Brest, Honfleur, Le Havre (fondé par François ler en 1517), Dieppe et Rouen, qui était alors la troisième ville de France après Paris et Lyon. Les navires normands, récusant le monopole des Portugais et des Espagnols, se lancèrent sur les routes des Indes, du Brésil et de Terre-Neuve, moins d'ailleurs pour occuper de nouvelles terres, que pour prendre leur part des profits exotiques. Les marchands continentaux de Lyon, Paris et Orléans investissaient aussi dans le commerce maritime. Les amiraux et les vice-amiraux eux-mêmes commanditaient des expéditions pour en recueillir les bénéfices.
La piraterie, qui était alors courante et soutenue en sous-main par le roi, permettait en outre à l'amiral de recevoir, selon un usage consacré, un dixième des prises. L'état de guerre entre la France et l’Espagne, de 1521 à 1559, transforma officiellement ces pirates en corsaires. Il arriva ainsi que les corsaires français prissent aux Espagnols et aux Portugais, traités de navigation, cartes, boussoles, astrolabes, arbalestrilles, sans oublier les serviteurs indigènes qui pouvaient livrer quelques secrets. Jean Fleury, de Honfleur, s'empara glorieusement de trois caravelles qui transportaient une partie des trésors saisis par Cortès au Mexique.

Des navigateurs lettrés

Cet essor des entreprises maritimes s'accompagna de préoccupations géographiques et littéraires. Il est très étonnant de trouver dans l'entourage des armateurs, et en particulier du plus grand d'entre eux, le Dieppois Jean Ango, des pilotes à la fois savants et corsaires. Né à Rouen d'un père lui-même armateur, déjà lancé sur les routes du Brésil et de Terre-Neuve, Jean Ango se retrouva à la tête d'un syndicat financier, et par le système de la commandite, dirigea le port de Dieppe. On a pu le comparer aux Fugger ou aux Welser ; il joua un rôle essentiel aussi bien pour les expéditions maritimes que pour l'essor de la science nautique française. Dans sa maison des quais de Dieppe, « la Pensée », et dans son manoir champêtre de Varengeville, construit sur le modèle d'un palais florentin, il menait une vie digne des princes de la Renaissance. Il mourut ruiné, mais il avait donné à la Normandie une place de premier plan dans l'histoire des découvertes. Les vingt ou trente navires de sa flotte, naviguant sous ses couleurs « à croissant d'argent », étaient confiés à des capitaines formés aux arts nautiques par un simple prêtre, Pierre Descelliers. Parmi eux, les frères Jean et Raoul Parmentier, partis rejoindre les Moluques, furent les premiers Français à toucher Sumatra. Ils doivent notre faveur à leurs talents de cartographes et de poètes.
Pendant ses traversées, Jean, le plus célèbre, traduisait notamment le Catilina de Salluste et concourait à son retour pour des prix de poésie. Pierre Crignon, qui fut le compagnon des Parmentier, cultivait aussi les muses et composa un traité savant, mais perdu, la Perle de cosmographie, où il prétendait dévoiler le secret des longitudes. Un autre pilote, Jean Mallart dédia à François ler un routier en vers de sa composition.



La petite cour de Jean Ango, à Dieppe, contribua à former des hydrographes et des cartographes qui exercèrent leurs talents dans les autres ports normands. Un superbe manuscrit, intitulé les Premières œuvres de Jacques de Vaulx (1583), résume la science nautique française. II est l'œuvre d'un pilote cosmographe officiel, établi au Havre, qui le dédia à l'amiral de Joyeuse. Ce dernier lui avait confié, entre autres, la mission d'explorer le fleuve des Amazones, et de rédiger par écrit « tant par carte que autrement » un mémoire sur les possibilités de commerce avec ces régions.
II subsiste malheureusement très peu de documents de cette première génération de cartographes dieppois. La plupart sont en outre maintenant conservés en Angleterre, où, comme dans le cas des Portugais, des transfuges les ont apportés. Le plus représentatif d'entre eux est sans doute l’œuvre de Jean Roze, ou John Rotz, selon que l'on se place sur une rive ou l'autre du « Canal ». Fils d’un Écossais installé à Dieppe, Roze se fit la main lors de plusieurs voyages maritimes avant de passer, en 1542, au service d'Henri VIII d'Angleterre auquel il offrit un instrument de navigation de son invention, le quadrant différentiel. Devenu hydrographe royal, il fut employé à des levés de cotes et de plans de ports anglais, tout en se livrant au commerce de la laine. En 1547, il repassa en France nanti de renseignements utiles sur la physionomie de l'Angleterre et de l'Ecosse. Réhabilité par la France en 1551, il devint le principal armateur de Dieppe et finit ses jours dans l'opulence.
Les cartographes normands étaient presque tous navigateurs, à quelques exceptions près. Pierre Desceliers, lui, nous l'avons vu, était prêtre et chargé de l'instruction des pilotes. Il composa au milieu du siècle de grands planisphères nautiques inspirés par les découvertes de Jacques Cartier au Canada. Après lui, une école royale d'hydrographie fut créée dans le port de Dieppe. Toutes ses archives ont hélas disparu lors de l'incendie survenu lors du bombardement de la ville par les Anglais en 1694. De Nicolas Desliens, son contemporain, on conserve cependant une ravissante et très curieuse mappemonde orientée le nord en bas (1566).  
La liste des cartographes « mariniers » est bien plus longue. Beaucoup d'entre eux participèrent aux expéditions officielles de navigation, au Brésil et en Floride. Ils étaient en même temps des savants confirmés. Dans sa petite mappemonde (1570), jean Cossin élabora une projection sinusoïdale. Guillaume Le Testu, nommé pilote royal au Havre, après avoir étudié à Dieppe, s'essaya aussi à divers types de projections. Au début du XVIIe siècle encore, Pierre de Vaux, frère cadet de l'hydrographe mentionné plus haut, ainsi que Jean Guérard, continueront de représenter brillamment l'école normande de cartographie.

La cartographie normande

Les cartes normandes ont en commun un style raffiné et une décoration recherchée. II est vraisemblable que ce luxe d'exécution était réservé aux pièces dites « de dédicace », offertes à de grands personnages, et qui, de ce fait, ont échappé à la destruction.
Plusieurs d'entre elles présentent une particularité géographique qui a fait couler beaucoup d'encre. II s'agit de la fameuse « Grande Jave », masse de terre aux contours méridionaux inachevés, séparée de l'île de lava (appelée elle la « Petite Jave ») par un détroit. Les érudits ont dépensé beaucoup d'imagination pour expliquer la présence de ce qui semble être, englobés dans un tracé continu, l'archipel néo-zélandais et la côte orientale de l'Australie, mentionnés ainsi longtemps avant les premiers voyages connus sur ces côtes. Le problème n'est pas simple : comment expliquer, en effet, que les toponymes attribués à la Grande Jave sur les cartes dieppoises soient en majorité portugais, mais que les cartes portugaises ne fassent jamais état de cette Grande Jave ? Comment expliquer que, si l'on identifie cette terre avec l'Australie, celle-ci se trouve alors déplacée de 30 degrés vers l'ouest par rapport à la réalité ?
II est probable que les informations relatives à la Grande Jave furent rapportées par Pierre Crignon après son voyage à Sumatra en 1529-1530. De qui les tenait-il ? Peut-être d'une carte secrète portugaise. Le mystère n'est pas complètement éclairci, mais Roger Hervé proposa il y a peu une hypothèse romanesque et astucieuse. II se pourrait que ce que l'on interpréta comme un relevé de côte fut simplement le tracé du parcours en mer d'une caravelle espagnole, le Santo-Lesmes, égarée dans la mer du Sud en 1526-1527. L'équipage, récupéré par un navire portugais, aurait été empêché de divulguer ses découvertes, mais tous n'auraient pas bien tenu leur langue.

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