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Science nautique et grandes découvertes

Par Mireille Pastoureau

Atlas et cosmographies

Le premier atlas imprimé fut, dès 1477, la Géographie de Claude Ptolémée. La Bible à 42 lignes n'était sortie des presses de Gutenberg qu'une vingtaine d'années auparavant, en 1454, à Mayence. L'imprimerie n'était donc encore qu'au berceau, d'où le nom d'incunables (du latin incunabula, qui signifie berceau) que l'on donne traditionnellement depuis le XVIIe siècle aux ouvrages publiés avant 1501. La Géographie de Ptolémée connut six éditions incunables : un record pour des in-folio aussi coûteux et volumineux et une révolution pour les milieux intellectuels occidentaux.
Dans la tradition médiévale, l'imprimerie divulgua aussi des textes plus traditionnels et souvent encyclopédiques, tels que l'Imago mundi de Pierre d'Ailly, les Voyages apocryphes de Jean de Mandeville ou le Livre des merveilles de Marco Polo. La Chronique de Nuremberg d'Hartmann Schedel, autre incunable à succès (1493), qui présentait à la fois une histoire et une description du monde, contribua à mettre en images des légendes qui remontaient, pour certaines, à l'Antiquité.
 

Anciennes légendes et nouveaux mythes


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La croyance des Anciens à des antipodes et à une zone torride inhabitable s'était enrichie des affabulations colportées par certains missionnaires et les premiers marchands. Personne, semble-t-il, ne mettait en doute l'existence d'êtres fantastiques comme les cyclopèdes, qui circulent tantôt sur un pied, tantôt sur un autre en faisant une constante cabriole, les cynocéphales avec une tête de chien sur un corps d'homme, les cyclopes et les êtres porteurs de trois yeux dont un au milieu du ventre, les unipèdes enfin, dont la plante du pied était si développée qu'elle pouvait servir d'ombrelle.
Ces légendes eurent la vie longue. Nous retrouverons bon nombre d'entre elles transférées ensuite au Nouveau Monde. D'autres disparurent et furent remplacées par de nouveaux mythes, s'attachant aux animaux bizarres, aux cannibales, aux géants ou tout simplement au bon sauvage dont nous parlerons plus loin. Une société contrainte par des codes rigides et des exclusions libère souvent son imagination, selon un phénomène de compensation bien connu. S'il existe un lieu reculé et caché où l'on ne subit aucune norme, ni physique ni morale, où les êtres les plus difformes vivent au grand jour sans être trouvés laids, on retrouve alors une certaine confiance dans une Nature qui a su, quelque part, ménager une place à chacune de ses créatures. Tel est probablement, plus que la satisfaction d'un voyeurisme malsain, le sens des images incroyables illustrant les premières géographies.

L'imprimerie des cartes et atlas

L'imprimerie se hâta bientôt de propager les nouvelles des découvertes. Ses foyers furent, dans ce domaine, totalement différents de ceux de l'expansion maritime. Le Portugal et l'Espagne, initiateurs des voyages océaniques, n'en furent aucunement les vulgarisateurs. En revanche, les pays rhénans, l'Italie, puis la Flandre s'illustrèrent brillamment dans la gravure des cartes et la publication des atlas. Nous avons déjà parlé des Ptolémée italiens et des publications du Gymnase vosgien, à Saint-Dié. La ville de Nuremberg fut aussi et plus durablement, un haut lieu de l'art et de l'humanisme, double condition nécessaire à l'élaboration de cartes de qualité. Martin Behaim, notre témoin des préparatifs du voyage de Christophe Colomb, en était originaire. S'y illustrèrent aussi le graveur Durer (1471-1528), le mathématicien Johan Stoffler (1452-1531) et le savant géographe Johann Schoner qui réalisa les premiers globes montrant les terres américaines.
En France, l'imprimerie était entrée par Lyon. Elle y avait trouvé un milieu de marchands particulièrement réceptif à la géographie. Amateurs de cosmographies et de relations de voyages, ils aimèrent cette science nouvelle qui délaissait le latin au profit du français, avait des applications concrètes et montrait de belles images. Les Lyonnais virent aussi le profit qu'ils pouvaient en retirer et acceptèrent plus tard de subventionner le voyage de Verrazano. Les premiers atlas français, recueils de simples cartes et de sommaires vues de villes, furent ainsi publiés à Lyon au milieu du XVIe siècle, de même qu'une nouvelle édition de la Géographie de Ptolémée.
La science, elle, demeurait à Paris. En 1530, François ler y fonda le Collège royal, futur Collège de France, et la première chaire de mathématiques fut offerte à un cartographe, Oronce Finé (1494-1555). Originaire de Briançon, où son père l'avait initié à l'astronomie, Finé était devenu, entre autres, spécialiste de cosmographie, de mathématiques et d'instruments astronomiques. Sous l'influence des savants germaniques, il se livra à des recherches de projections. Quoi de plus angoissant pour un cartographe, en effet, que de devoir représenter une boule sur une feuille plane ? Sa mappemonde cordiforme (1536), connue en deux exemplaires seulement, est un joyau de la cartographie gravée du XVIe siècle. Elle transcrit les découvertes de Magellan, mais elle nous montre aussi tout ce que Finé ignorait encore : la séparation de l'Asie et de l'Amérique, la taille exacte du continent austral.
Les cartes de Finé, comme celles de beaucoup de ses contemporains, souffraient d'un handicap technique important. Elles étaient reproduites par la technique de la gravure sur bois qui consiste à entamer la planche selon la taille d'épargne, qui donne du relief aux tracés que l'on va encrer. Les caractères typographiques étant également en relief, une même presse pouvait imprimer du texte et des planches. Cette technique présentait l'inconvénient de produire des contours grossiers et imprécis au moment où la cartographie devenait, elle, de plus en plus rigoureuse. Elle ne permettait pas d'inscrire une grande quantité de noms alors que la nomenclature des cartes ne cessait au contraire de s'enrichir.
L'usage de la gravure en taille douce, creusée dans le cuivre, que l'on entaillait au burin, offrit au contraire à la cartographie imprimée les moyens de s'exprimer avec tout un raffinement de détails. Elle exigeait une presse particulière, plus puissante, car il fallait écraser fortement le papier et l'incruster profondément dans les sillons de la planche de métal. Elle se développa parallèlement en Italie et en Flandre.
 
Les cartes des éditeurs de Rome et de Venise, bien informés des progrès de l'image du monde, se vendaient dans toute l'Europe. Les libraires humanistes voyageaient sans cesse, se retrouvaient aux foires de Francfort, échangeaient leurs publications, lisaient, traduisaient et étaient curieux de tout. Comme l'a écrit Michel Mollat, « l'intensité et la rapidité des nouvelles étaient à la mesure de la curiosité ». L'empire des Habsbourg, dans la personne de Charles Quint (1519-1556), regroupait alors sous la même férule l'Espagne, les Pays-Bas du Nord et du Sud, l'Empire germanique et une grande partie de l'Italie, dominée depuis 1535. La cartographie imprimée s'épanouit et proliféra dans cet espace européen unifié qui repoussait toujours ses frontières. Les meilleurs propagateurs en furent les grands marchands qui joignaient à l'exercice de la banque l'amour de l'humanisme et le goût des collections d'art.

Anvers, capitale de la production cartographique européenne

Le pôle économique de l'Europe au milieu du XVIe siècle s'était déplacé à Anvers, qui avait remplacé Venise après que les Portugais se fussent ouvert la route des Indes. Dès 1508, ces derniers y avaient fondé une factorerie d'où les épices étaient redistribuées vers les pays de l'Europe du Nord. Anvers devint aussi la capitale de la production de cartes et d'atlas. Une fois gravées et imprimées, les cartes y étaient vendues à des centaines, voire des milliers d'exemplaires. Chacun pouvait, pour quelques florins, se procurer un globe, une carte marine, un atlas. Les officines de cartographie entretenaient entre elles une saine émulation. Pour attirer une clientèle toujours plus exigeante, leur production devait séduire autant qu'informer. Les meilleurs graveurs rivalisèrent dans l'ornement des frontispices et des cartouches qui, sur les cartes, entouraient le titre, l'échelle ou la dédicace. Une foule de navires, de personnages et d'animaux vint garnir les espaces vides des régions les moins connues.
Toujours imprimées en noir et blanc, les cartes recevaient ensuite, si le client le désirait, un lavis à l'aquarelle, appliqué par un enlumineur. C'est ce métier qu'exerçait, à une grande échelle, Abraham Ortelius, qui réalisa, en 1570, le premier atlas du monde. Libraire de cartes, mais aussi collectionneur et antiquaire, Ortelius avait beaucoup voyagé en Europe, accomplissant parfois des missions pour le compte de Gilles Hooftman, le plus grand négociant anversois. Aux dires de l'un de ses collaborateurs, il achetait toutes les cartes disponibles pour évaluer, d'après les distances, le coût du transport des marchandises et les risques auxquels elles étaient exposées. Sur les cartes hydrographiques, il calculait avec soin le mouvement des vents afin d'évaluer les risques de naufrages, de prévoir les déviations à partir de la route fixée, et de réaliser ainsi des gains sur les assurances.
Les formats des cartes étant trop différents pour permettre une consultation aisée, Ortelius eut l'idée de composer un recueil dans lequel toutes les planches auraient la même taille, 50 x 65 centimètres environ. L'atlas était né, mais il portait encore un long titre en latin Theatrum orbis terrarum (Théâtre du monde). Son succès fut considérable. Réédité par le célèbre imprimeur anversois, Christophe Plantin – dont on visite toujours l'imprimerie restée intacte – il fut diffusé en plusieurs langues dans toute l'Europe.
C'est le grand géographe Gérard Mercator (1512-1594) qui baptisa involontairement les atlas, avec son propre ouvrage, intitulé, en 1595, Atlas sive cosmographicae meditationes de fabrica mundi (Atlas ou méditations cosmographiques sur la fabrication du monde). Mercator s'intéressait en l'occurrence davantage au ciel qu'à la terre. Le nom d'Atlas auquel il se référait était en réalité celui d'un roi mythique de Lybie qui aurait conçu le premier globe céleste. Par la suite, les illustrateurs le confondirent avec le géant de la mythologie grecque que Zeus avait condamné à porter le ciel sur ses épaules ; un peu plus tard, pour plus de cohérence, la voûte céleste fut changée en globe terrestre.

Gérard Mercator (1512-1594) et sa projection

Mercator fut par ailleurs un géographe de génie, peut-être le plus grand de la Renaissance, un autre Ptolémée. Mathématicien, cartographe, graveur, fabricant de globes et d'instruments, mais aussi philosophe et théologien à l'université de Louvain, il avait quitté la Flandre pour des raisons religieuses. II s'établit à Duisbourg, en Rhénanie, où on lui offrit une chaire de cosmographie. Les systèmes de projection, comme nous l'avons vu chez les pilotes dieppois, préoccupaient les hommes du XVIe siècle. Mercator, rééditant Ptolémée, imagina plusieurs possibilités. La solution qu'il proposa avec sa célèbre carte du monde de 1569 n'eut pas de succès immédiat, mais elle fut consacrée par la postérité.
La « projection de Mercator » est couramment employée de nos jours. La surface terrestre y prend la forme d'un cylindre déroulé ; les méridiens et les parallèles y sont des droites, perpendiculaires les unes par rapport aux autres ; mais, alors que les méridiens sont équidistants, l'espacement des parallèles augmente progressivement de l'équateur vers les pôles. Les degrés de latitude sont donc de plus en plus larges au nord et au sud, entraînant une déformation et un grossissement des terres situées dans les hautes latitudes. Cela est sans inconvénient pour le propos du cartographe. II n'a pas cherché à donner une image visuellement exacte de la terre, mais à composer une carte utilisable pour la navigation. Sur les cartes plates carrées, la route d'un navire entre deux points apparaissait comme une droite, mais cette droite recoupait dans la réalité les méridiens et les parallèles sous des angles différents. Pour les utiliser en mer, le pilote devait se livrer à des calculs incessants pour faire coïncider sa route avec la carte. Avec le canevas de Mercator, l'itinéraire du navire est toujours une ligne droite, mais qui recoupe les méridiens sous un angle constant. C'est la route loxodromique. Le marin peut théoriquement déterminer son cap une fois pour toutes. La carte à latitudes croissantes permet donc de maintenir une direction, mais non de calculer des distances, en raison de ses distorsions.
Mercator avait construit son planisphère empiriquement, par approximations successives. Ses contemporains l'apprécièrent davantage pour l'immensité de sa synthèse que pour ses qualités mathématiques. Haute de près d'1,50 mètre, large de plus de 2 mètres, cette carte résultait de l'assemblage de 21 feuilles gravées, dont la dimension était limitée à celle des presses et du papier. Il n'en subsiste plus aujourd'hui que trois exemplaires au monde, dont un à la Bibliothèque nationale.
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