arrêt sur...

Le Nouveau Monde disputé

Par Mireille Pastoureau

Le passage du Nord-Ouest

Entre la « redécouverte » de l'Amérique du Nord par John Cabot et l'établissement des premiers colons, la partie septentrionale du continent américain ne fut longtemps, pour les Européens non ibériques, qu'un obstacle sur la route des Indes. Tous leurs efforts portèrent donc sur la recherche d'un passage maritime qui leur donnerait accès aux épices et aux richesses. Pour y parvenir, ils n'avaient pas le choix. Les Portugais et les Espagnols contrôlaient à la fois la route du cap de Bonne-Espérance et celle du détroit de Magellan. Au nord de l'Europe, l'exploration du passage du Nord-Est, dans des mers glaciales, paraissait encore irréalisable ; elle ne tentera les Hollandais qu'à la fin du XVIe siècle.
Certains cartographes croyaient en revanche à l'existence d'un passage au nord-ouest, creusé comme un canal à travers l'Amérique du Nord. Les embouchures et les indentations de la côte déjà constatées en suggéraient l'existence. D'autres préféraient l'hypothèse d'un contournement par le nord, grâce à un détroit qui aurait été le symétrique de celui découvert par Magellan au sud. Ce dernier itinéraire par les régions arctiques existe effectivement, mais il n'est praticable que quelques jours par an, au plus fort du dégel. II faudra attendre Roald Amundsen, en 1903 et 1906, pour que cette route par les régions arctiques – il existe en réalité trois passages possibles – soit enfin inaugurée.
 

Premiers voyages d'exploration

Le premier voyage d'exploration dans ces parages fut accompli, en 1497, par Giovanni – ou John, puisqu'il avait pris la nationalité britannique – Cabot, que nous avons déjà rencontré. Il trouva une côte boisée qu'il considéra comme appartenant au pays du grand Khan et qui était en réalité le Labrador ou Terre-Neuve. Reparti l'année suivante, il disparut pour toujours. « Il n'a trouvé de nouvelles terres qu'au fond de l'océan », écrivit un contemporain.
Le Portugal eut néanmoins vent de quelque chose. Soucieux de vérifier si ces terres se trouvaient dans sa zone d'influence et si un passage, « le » passage, s'ouvrait vers l'ouest, il dépêcha plusieurs expéditions vers le nord de l'Amérique. L'un de ses envoyés, Juan Fernandez, était un petit propriétaire terrien des Açores, un « lavrador » (laboureur). Il accosta au Groenland qui reçut le nom de son état, « Labrador » ; dans la deuxième moitié du XVIe siècle, ce nom fut transféré du Groenland au continent américain. Les noms aussi peuvent voyager. Par la suite, Fernandez passa au service des Anglais.
Il venait en effet d'être supplanté, dans la faveur royale, par les frères Corte-Real qui reçurent le privilège de découvrir et de gouverner toutes les terres et îles de ces hautes latitudes. En 1500, Gaspar Corte-Real aperçut donc une « terra verde » couverte de forêts qui était la future Terre-Neuve. Quelques voyages suivirent, jusqu'à une mer de glace et à des embouchures de grands fleuves. Malgré la disparition en mer des deux frères, la cartographie enregistra ces nouvelles informations, les porta à l'actif du Portugal et oublia Cabot.
 

Rien que de la morue...

Mais les naufrages successifs et les pertes tant humaines que matérielles avaient de quoi décourager les plus intrépides. Les monarques se désintéressèrent de ces territoires nordiques où l'on n'avait trouvé ni or ni pierres précieuses, mais seulement de la morue. Ils ne patronnèrent plus d'exploration officielle dans ces eaux, laissant le champ libre aux armateurs privés attirés par les bancs de poissons qui permettraient de nourrir une Europe en pleine croissance démographique et qui, dans ses contrées catholiques, faisait maigre cent cinquante-trois jours par an. En Angleterre aussi, Elizabeth instituera plus tard, deux jours de jeûne « protestant » par semaine, afin de ne pas réduire ses marins au chômage.
Les pêcheurs bretons, dès 1504, allèrent fréquenter régulièrement ces régions, mais ils n'en relevèrent pas les contours avec précision ; seuls les noms de lieux nous rappellent leur passage. Ainsi, après 1515, l'île du Cap-Breton apparaît déjà sur certaines cartes. Une multitude de marins bretons et normands participaient ainsi à l'exploitation des grands bancs, suivis de près par les Bordelais et les Rochelais.
D'Angleterre, les marchands de Bristol vinrent aussi pêcher régulièrement la morue pendant quelques années. Sébastien Cabot, fils de Jean Cabot, se vanta par la suite d'avoir alors découvert le passage du Nord-Ouest pour le compte du roi d'Angleterre. Il l'avait seulement aperçu, prétendit-il, à 67 degrés et demi de latitude nord, car une mutinerie de son équipage l'avait forcé à rebrousser chemin. Aucun commencement de preuve ne vient confirmer l'existence de cette expédition qui, dans son récit publié en Italie quelques années après, prit une allure d'histoire marseillaise. Les « baccalos » (morues), y lit-on, étaient si grandes et si nombreuses qu'elles retardaient parfois la marche du navire ; les ours les guettaient sur la rive et lorsqu'ils voyaient s'approcher les troupeaux de ces poissons gros comme des thons, ils s'élançaient à la mer pour un corps à corps aquatique, « se prenant chacun à brassée avec l'un des animaux marins » !
 

Le voyage de Giovanni Verrazano

Le voyage de Giovanni Verrazano fut beaucoup plus sérieux. Ce Florentin d'origine mit son expérience de navigateur au service des « soyeux » lyonnais, intéressés par la recherche d'un passage vers la Chine. Il reçut également l'appui de banquiers rouennais de sa famille, ainsi que le patronage du roi François ler. La France entrait enfin dans la course aux trésors. En 1524, il visita et releva la côte nord-est des Etats-Unis actuels, de la Floride au Cap-Breton. Pour commémorer sa découverte de l'île de Manhattan, on donna plus tard son nom au plus grand pont suspendu au monde, dans la baie de New York. Après deux autres voyages en Amérique, il trouva la mort en Floride en 1528, dévoré par les cannibales. Aucune de ses cartes n'a subsisté, mais la Bibliothèque vaticane et le Musée maritime de Greenwich possèdent de très rares mappemondes tracées par son frère Girolamo.
L'objectif principal de la mission de Verrazano ne fut pas atteint, mais il conforta ses successeurs dans l'espoir d'un accès à la mer orientale, par un isthme que l'on voit figuré sur les cartes de son frère et qui porte son nom. Il précisa utilement les contours américains, notamment en affirmant (sans véritables preuves) le caractère continental d'une Amérique du Nord distincte de l'Asie.
Son voyage resta cependant sans lendemain et des noms qu'il avait attribués à ses découvertes, trois seulement survécurent : la « Nova Gallia », qui devint la Nouvelle France ; l'« Arcadie » (nom d'une région de la Grèce ancienne dont les poètes avaient fait le séjour de l'innocence et du bonheur) ainsi baptisée en raison de ses arbres magnifiques et qui, transportée loin vers le nord-est, se transforma en Acadie ; enfin la « Norembègue », cité légendaire sur la côte du Maine que les Européens cherchèrent encore en vain après 1650.
 

Jacques Cartier et la découverte du Canada

Jacques Cartier serait resté dans l'oubli si la jeune nation du Québec, après les insurrections de 1837 et 1838 contre la domination anglaise, n'avait pas eu besoin d'un héros national. Très peu d'années suffirent pour faire du navigateur malouin, dont on ne connaissait au départ ni l'effigie, ni les dates de naissance et de mort, un des plus glorieux québécois. Il devint en même temps l'un des grands hommes de Saint-Malo, objet d'une vénération populaire en Bretagne et dans toute la France. Jacques Cartier « découvrant le Canada » prit place dans les manuels scolaires entre Jeanne d'Arc sur son bûcher et Colbert encourageant les manufactures. Avant d'être doublement promu héros national, le navigateur malouin avait été mousse, novice, puis matelot, enfin maître de nef. Il avait franchi tous les échelons du dur métier de la mer, mais il ne possédait pas la culture scientifique et humaniste d'un Verrazano.
Dix ans après ce dernier, cependant, et, comme souvent, à la suite d'un concours de circonstances, il fut désigné par François ler « capitaine et pilote pour le roy, ayant charge de voyager et aller aux Terres-Neuves ». II avait la mission de rechercher certaines îles et pays où, disait-on, se trouvaient de grandes quantités d'or et de richesses. Depuis la réussite éclatante des Espagnols, le métal jaune hantait plus que jamais les esprits. Verrazano n'avait-il pas rapporté que, là-bas, la terre avait la couleur de l'or et devait par conséquent en contenir ? Le second but assigné à Jacques Cartier consistait à trouver, quatorze ans après Magellan, le passage vers la mer des épices. Des pécheurs de Saint-Malo à la poursuite de bancs de morue avaient découvert un détroit, entre la côte nord de Terre-Neuve et le Labrador, le détroit de Belle-Isle actuel. Il fallait s'y enfoncer plus profondément.
Le départ des deux navires eut lieu le 20 avril 1534 et l'arrivée à Terre-Neuve le 10 mai ; une traversée record en vingt jours sur une route balisée par les morutiers bretons et favorisée par de bonnes conditions météorologiques. L'année suivante, il lui faudra cinquante jours pour la même traversée. L'expédition rentra à Saint-Malo assez vite, le 5 septembre. Son bilan était maigre : pas de passage vers l'Asie ni le Saint-Laurent dont Cartier manqua de peu l'estuaire ; des côtes désolées au Labrador et à Terre-Neuve, une végétation riante au contraire sur le continent et des perspectives de colonisation ; l'inauguration enfin de la traite des fourrures, promise à un bel avenir.
 
Le deuxième voyage emporta cent douze hommes sur trois navires de la marine royale, équipés et approvisionnés pour quinze mois. Cette fois-ci, Cartier trouva l'embouchure du Saint-Laurent et remonta le fleuve jusqu'à Hochelaga, village « iroquoien » entouré de champs de mais. Après un hiver rigoureux et une épidémie meurtrière, l'expédition ramenait en France dix Indiens enlevés par surprise qui racontèrent ce que l'on attendait d'eux : leur pays recélait des mines d'or et d'argent ainsi que des épices.
Les cartes marines personnelles de Jacques Cartier (on sait qu'elles ont existé), disparurent peu de temps après sa mort. L'absence de copie ou d'exemplaire conservé pour le roi donne à penser que ce navigateur expérimenté ne se doublait peut-être pas d'un hydrographe confirmé et que ses levés n'avaient pas été jugés utilisables. Des cartographes dieppois, en revanche, intégrèrent dans leurs œuvres les résultats de ses voyages, notamment le golfe et la vallée du Saint-Laurent, représentés avec une grande richesse de détails authentiques, quoiqu’avec des proportions inexactes.
Les Français savaient désormais que le golfe du Saint-Laurent n'ouvrait pas de route maritime vers l'Extrême-Orient. Néanmoins, la présence de ce large fleuve leur faisait espérer une communication fluviale avec l'autre côte du continent. Ils la cherchèrent, avec mollesse, pendant plus d'un siècle encore. Parallèlement à la poursuite de l'exploration se déroula donc une première colonisation, comme nous le verrons plus loin.
 

Reconnaissances anglaises

Plus intrépides, les Anglais ne renonçaient pas à l'hypothèse d'un passage plus septentrional, par les eaux gelées de l'océan Arctique. Un aventurier coureur des mers, Martin Frobisher, en 1576-1578, et un intellectuel élisabéthain, John Davis, 1585-1587, tentèrent vainement leur chance pour le compte de compagnies de marchands britanniques. Ils ne rapportèrent que de la vulgaire marcassite (pyrite de fer) et quelques noms de plus sur les cartes. Francis Drake, entre temps, avait fait mieux, en accomplissant le deuxième tour du monde, doublé d'une fructueuse campagne de pillage tout le long de la côte pacifique de l'Amérique du Sud.
Un autre Anglais, Henry Hudson, s'illustra dans la recherche des passages, tant du Nord-Est que du Nord-Ouest, et se mit au service des marchands d'Amsterdam après que ceux de Londres eurent cessé de le subventionner. En 1609, recherchant des eaux plus chaudes que celles de l'Europe du Nord, il explora pour les Hollandais la côte des États-Unis actuels, au nord de la Virginie. À la latitude des grands lacs canadiens, il reconnut la baie de la Delaware et remonta une partie du fleuve qui reçut son nom. À l'embouchure du fleuve Hudson devait être fondée quelques années plus tard la colonie de la Nouvelle-Amsterdam, baptisée plus tard New York par les Anglais.
Hudson avait un mauvais caractère. Refusant le contrôle que les armateurs néerlandais voulaient lui imposer, il revint au service de l'Angleterre pour une ultime expédition qui l'amena, en 1610-1611, jusqu'au détroit baptisé plus tard de son nom. Il pénétra dans une immense baie (l'actuelle baie d'Hudson) dont il reconnut la côte orientale. Un hivernage très rigoureux dans la petite baie Saint-James, au sud, qui laissait pourtant espérer la découverte de la route tant cherchée, accentua l'exaspération de son équipage affamé et épuisé de fatigue. Hudson paya de sa vie son intransigeance : les mutins l'abandonnèrent avec son fils sur un canot à la grâce de Dieu. La découverte de la baie, porteuse d'espérance, fut cependant signalée à Londres par quelques rescapés. L'année suivante, le commanditaire de l'expédition créa une nouvelle société commerciale, la « Compagnie des marchands londoniens découvreurs du passage du Nord-Ouest » ; mais, en vingt ans de recherches, ses navires ne trouvèrent aucune trace des disparus, ni de l'ouverture septentrionale de la baie.
 

Le mystère du passage

Lors de deux voyages effectués en 1615-1616 pour cette compagnie, Baffin fut pourtant sur le point de découvrir le passage tant recherché. Convaincu à juste titre que la seule voie possible longeait la côte sud du Groenland, il s'engagea dans le détroit de Davis, mais ne trouva aucune issue. Bien que l'on fût le 12 juillet, l'entrée du détroit de Lancaster était barrée par les glaces et donc invisible. Baffin conclut donc à l'échec de son hypothèse.
Aux yeux des autres nations, l'intérêt pour le passage du Nord-Ouest, comme pour celui du Nord-Est, diminua peu à peu, lorsque le Portugal et l'Espagne perdirent leur suprématie et n'empêchèrent plus les flottes étrangères de passer par le cap de Bonne-Espérance et le détroit de Magellan. Il faudra alors attendre le percement des canals de Suez (1869) et de Panama (1914) pour assister à une nouvelle « redistribution des cartes » de la géopolitique mondiale.
Le mystère du passage continua néanmoins d'obséder plusieurs géographes et quelques romantiques tel Chateaubriand qui, en avril 1791, en pleine Révolution, s'embarqua pour l'Amérique en prétextant qu'il allait chercher le passage du Nord-Ouest !
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