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Les grands voyages scientifiques

Par Mireille Pastoureau

De meilleurs instruments de mesure

La seule volonté des États n'aurait toutefois pas suffi pour faire progresser la cartographie. Il fallait aussi de meilleurs instruments de mesure et des techniques de navigation perfectionnées.
Nous avons évoqué précédemment les difficultés que les navigateurs avaient rencontrées depuis toujours pour faire le point en mer, et notamment pour déterminer la longitude. La latitude, elle, ne posait plus de problème. Elle pouvait être appréciée, dès le milieu du XVIIIe siècle, à la minute d'arc près, soit à moins de deux kilomètres près.
L'observatoire de Greenwich avait été créé en 1675 à seule fin de résoudre la question épineuse de la longitude au moyen d'une méthode astronomique, fondée sur l'observation des déplacements de la lune. Les progrès effectivement réalisés au début du XVIIIe siècle ne donnaient cependant pas encore entièrement satisfaction les résultats restaient approximatifs et surtout n'étaient pas adaptés aux mesures en mer ni aux longues distances.

Comment « garder le temps » ? Le chronomètre de marine

L'Angleterre, pour laquelle le commerce avec les colonies revêtait de plus en plus d'importance, continua d'encourager officiellement la recherche. En 1714, le Board of longitude promit un prix de 20 000 livres à qui résoudrait ce problème à un demi degré près, soit environ cinquante kilomètres. Celui qui atteindrait une précision inférieure à 40 minutes ne recevrait que 15 000 livres et pour moins d'un degré d'erreur, 10 000 livres. Pour ne pas être en reste, le Régent, à Paris, offrit en 1716 une prime de 100 000 livres.
Cette difficulté majeure trouva sa solution au milieu du XVIIIe siècle, grâce aux montres marines de l'Anglais John Harrison, qui permirent enfin de « garder le temps ». En transportant avec eux l'heure de leur point de départ qui leur servirait de référence, en la conservant aussi précieusement que les hommes préhistoriques protégeaient le feu, les navigateurs pourraient comparer l'heure de passage du soleil au méridien d'observation à celle de son passage au méridien d'origine. Or les montres à ressort des années 1700 étaient inutilisables en mer. Leurs variations étaient trop importantes et, fait plus grave, irrégulières et donc incontrôlables.
Entre le premier prototype du chronomètre de Harrison, en 1735, et le quatrième, en 1759, les dernières difficultés techniques se trouvèrent aplanies. En cinq mois de navigation, la quatrième montre ne variait plus que de cinquante-trois secondes, induisant une erreur de seulement vingt-huit minutes. Cook put l'utiliser en toute confiance lors de son deuxième voyage.
Un jeune horloger suisse, mais français d'adoption, Ferdinand Berthoud (1727-1807), devint, peu après, l'homologue de Harrison en France. Bien que la Royal Society l'ait accepté en son sein, il ne fut pas autorisé à examiner la montre de l'inventeur britannique. Grâce à des informateurs et à la protection du roi Louis XV et du ministère de la Marine, il parvint néanmoins, au terme d'une longue polémique avec son concurrent jaloux, à un résultat similaire. En 1763, il déposait le modèle de son « horloge marine n° 1 » et, en 1770, ses recherches étaient couronnées de succès.
 
 
Les horloges permettaient de déterminer la position des lieux, où que l'on se trouve. La cartographie marine en fut transformée. En 1777, le chevalier de Borda écrivait à Berthoud « Je crois avoir fait une très bonne carte de la côte d'Afrique... mais certainement il m'auroit été impossible d'en faire seulement une passable sans vos horloges... » Lapérouse n'emporta pas moins de cinq horloges de longitude qui lui permirent notamment d'établir pour la première fois des cartes de la côte ouest du Canada. Quatre personnes étaient employées simultanément pour une observation, car il fallait mesurer en même temps les distances et les hauteurs de deux astres, et relever le temps indiqué par le chronomètre. Le calcul par lui-même demandait environ quatre heures de travail.
La détermination des longitudes, tant au moyen du chronomètre de marine qu'avec la méthode de distance lunaire restait conditionnée à la précision des instruments utilisés pour déterminer l'altitude des astres et, de là, l'heure locale en mer. Les octants de Baradelle et de Hadley, dans les années 1730, par la double réflexion des images sur des miroirs mobiles, améliorèrent notablement la précision des mesures de hauteur d'astres et de distances angulaires. La double réflexion faisait coïncider en toutes circonstances, sur une ligne unique de visée, un astre et l'horizon ou deux astres, suivant la mesure effectuée. Dès 1750 environ, l'appréciation des hauteurs se faisait donc à trente secondes d'arc, soit à moins d'un kilomètre près. L'invention de machines à tourner et à polir les miroirs et les lames de verre, ainsi que les progrès de la technologie des métaux apportèrent aux ateliers les moyens de produire des instruments moins encombrants, plus précis et plus fiables. De leur côté, les astronomes avaient perfectionné les tables astronomiques en calculant plus précisément la position des astres.
Ces instruments restaient cependant très coûteux et les artisans capables de les construire fort peu nombreux. À la fin du XVIIIe siècle, chaque navire était encore loin de posséder un chronomètre de marine. En Angleterre, la Navy réservait le peu d'instruments dont elle disposait aux expéditions scientifiques et à d'autres missions importantes. Traditionnellement, le pilote ou le capitaine devait se munir de ses propres instruments de navigation, ainsi que de ses cartes. Le seul instrument fourni avec le navire était le compas. Cet usage persista jusqu'en 1808.
En France, la construction en série des montres pour la marine de guerre sera lancée en 1815, mais les navires n'en furent systématiquement dotés qu'entre 1840 et 1850, et les navires de commerce seulement trente ans plus tard.
Faute d'avoir pu se faire délivrer une montre de marine, encore trop rare, le commandant de la Méduse, du Roy de Chaumareys, connut en 1816 le désastreux naufrage immortalisé par Géricault, sur le banc d'Arguin, au large de la côte africaine.
À partir du milieu du XVIIIe siècle, les aimants des compas de mer devinrent aussi plus efficaces, mais il fallut attendre le premier quart du XIXe siècle pour compenser la déviation due aux masses ferreuses se trouvant à bord qui pouvaient entraîner des variations de plus de 10 degrés.
Les roses des compas de mer restaient encore très imprécises. Paradoxalement, alors que l'on appréciait la hauteur des astres à moins d'une minute près, très peu de roses étaient graduées en degrés, mais conservaient l'usage des rumbs ou aires du vent. Elles incitaient à gouverner grosso modo, à plus ou moins six degrés d'arc près, approximation renforcée par la dérive inévitable des voiliers sans cesse déportés sous l'action du vent et des courants. Ces courants marins furent, au cours du XVIIIe siècle, l'objet d'études novatrices portant sur leur direction et sur leur vitesse. Dès 1768, Benjamin Franklin, qui n'était pas encore l'homme d'État francophile que l'on sait, travailla à une carte du Gulf Stream publiée à Londres et devenue une rareté bibliophilique.
La navigation bénéficia également des progrès de la construction navale. Plus spacieux et plus solides, les navires du XVIIIe siècle marquèrent l'apogée de la marine à voile.

Questions de santé et d'hygiène navales

La santé des équipages restait cependant un souci majeur. Malgré la création des premières écoles de médecine et de chirurgie navales, dès 1704, les épidémies de fièvre, de dysenterie et de typhus faisaient plus de ravages que les guerres. Pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763), par exemple, l'Angleterre perdit 1500 marins au combat et environ 7 500 de maladie. Le principal fléau restait le scorbut. La preuve qu'il était dû à une carence en vitamine C ne fut apportée qu'en 1907. Il pouvait certes être atténué par la consommation de jus de citron, d'herbes, de fruits et de viande de rat, mais il mettait les hommes dans un état de fatigue extrême.
Les voyages d'exploration, et notamment ceux de Cook, furent l'occasion de faire progresser la santé et l'hygiène navales. Très attentif à ces questions, Cook et ses officiers inspectaient les mains de leurs hommes et privaient de « grog » – boisson nouvelle qui tirait son nom d'un amiral dont les vêtements étaient cousus dans une sorte de « gros grain » – ceux qui les avaient trop sales.
De nombreuses expéditions connurent encore au XVIIIe siècle, le calvaire de la famine. Un compagnon de Bougainville déclara par expérience préférer le ragoût de rat à celui du vieux cuir qui peut donner de « funestes indigestions ». Dès 1817, les navigateurs purent enfin emporter des conserves, inventées par Nicolas Appert en 1809, même si elles ne supportaient pas toujours très bien la chaleur des tropiques. L'eau croupissant dans des tonneaux de bois posait aussi un problème. Il fallait débarquer régulièrement et plus d'une aiguade s'était révélée un piège mortel jusqu'à ce que, au début du XIXe siècle, des caissons en fer mis au point en Angleterre permettent de conserver l'eau potable.
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