arrêt sur...

Les grands voyages scientifiques

Par Mireille Pastoureau

Les « Lumières » au long cours

Vers le milieu du XVIIIe siècle vint l'époque des voyages maritimes, dits « scientifiques ». Non que les voyages précédents aient été conduits par des ignorants, nous avons vu au contraire l'avancée prodigieuse des techniques navales en trois siècles. Mais certains voyages de la période qui va en gros de 1750 à 1850, ceux que l'on qualifie de « grands », méprisant les trajets « utiles », se prétendirent avec insistance « scientifiques », comme si leur unique objectif avait été le progrès des sciences sous tous ses aspects. Romantisme ou hypocrisie ? Idéalisme ou intoxication ? Signe des temps assurément que cette ambiguïté. Les « Lumières » avaient aussi investi le monde de la mer. Après les colons et les marchands d'épices, les contemporains des philosophes prétendirent donc dépêcher sur les océans lointains des navigateurs « éclairés » chargés d'enrichir leurs connaissances et leurs bibliothèques, et non plus simplement de remplir leurs coffres. Ce noble but n'excluait du reste pas la compétition entre les nations qui mettaient en jeu leur prestige. La lutte pour la primauté scientifique est aussi une forme de guerre. La vraie guerre, elle, ne cessait pas pour autant. Les voyages scientifiques n'occupèrent jamais que les moments de répit et ne doivent pas faire oublier que la majorité des marins de cette époque continuèrent d'embarquer soit pour se battre, soit pour transporter des marchandises.
 

Un nouveau type d'officier de marine

À partir de 1750, il est vrai, un nouveau type d'officier de marine vit le jour, formé à l'astronomie, à l'hydrographie, ayant accès à toute une panoplie nouvelle de moyens scientifiques, mais aussi animé d'une égale curiosité pour tous les aspects de la connaissance. La plupart des grands marins, auraient sans doute pu alors écrire ces lignes de Dumont d'Urville : « Je trouvais que rien n'était plus noble et plus digne d'une âme généreuse que de consacrer sa vie au progrès des sciences. C'est pour cela que mes goûts me poussaient plutôt vers la marine de découverte que vers la marine purement militaire… » Les équipages des grands voyages autour du monde, auxquels on associait des astronomes, des physiciens, des naturalistes, des peintres et des dessinateurs, formaient des groupes humains d'un type nouveau, aux intérêts du reste souvent divergents. Entre les savants, parfois imbus d'eux-mêmes, qui souhaitaient multiplier les escales et les observations à terre, et les officiers soucieux de la sécurité et de la progression de l'expédition, les frictions n'étaient pas rares. Lapérouse écrivit dans une lettre : « ces soi-disant savants sont des êtres diaboliques qui excèdent furieusement ma patience », et quel officier – même éclairé – ne fut pas tenté de jeter par dessus bord les lunettes d'un astronome encombrant ou bien les serres, les presses à fleurs séchées et les caisses de plantes d'un naturaliste envahissant ?
Ces disciplines reflétaient cependant les préoccupations de la société européenne et en particulier française, où les académies provinciales et les sociétés savantes formaient un réseau de foyers d'étude très stimulant pour la vie intellectuelle. À Dijon, par exemple, la géographie était au cœur des préoccupations des bourgeois éclairés. Le président du parlement de Bourgogne, Charles de Brosses, s'y illustra avec la parution, en 1756, de sa monumentale Histoire de la navigation aux terres australes qui inspira directement le voyage de Bougainville. Son succès fut encore plus grand en Angleterre où il influença fortement Dalrymple lors de la préparation d'une grande expédition anglaise dans le Pacifique pour laquelle, au dernier moment, Cook fut préféré à Dalrymple.
En 1752 fut fondée à Brest l'Académie de marine, branche informelle de l'Académie des sciences qui s'occupait de disciplines aussi variées que l'architecture navale, la manœuvre des vaisseaux, l'astronomie nautique, l'hydrographie, etc.
La formation des officiers ne cessa donc de s'améliorer au cours du siècle. En 1683 avaient été créées à Brest, Rochefort et Toulon, trois compagnies des gardes de la marine destinées à l'instruction des jeunes désirant servir le roi en mer. On n'y acceptait que des gentilshommes « reconnus pour tels sans contestation ». À partir de 1761 Choiseul, et après lui le ministre de Castries, mirent l'accent sur la formation scientifique. Jugée parfois trop théorique, elle fut même complétée, à partir de 1773, par des leçons de natation.
Ces progrès s'inscrivaient dans le cadre général de rénovation de la marine royale, effort qui s'intensifia à partir de 1776 et dont les résultats apparurent lors de la participation française à la guerre d'Indépendance américaine (1778-1783).  
 

Voyages scientifiques et expéditions de découvertes

C'est cette marine militaire mieux instruite qui fournit aux voyages scientifiques les hommes et le matériel des expéditions financées par les gouvernements. Il s'agit là d'un fait nouveau au XVIIIe siècle, car les pouvoirs politiques, mis à part certains souverains portugais et espagnols, ne s'étaient encore jamais beaucoup investis dans les expéditions de découvertes.
L'Angleterre donna l'exemple, suivi par la France. Soucieux d'exercer leurs flottes en temps de paix et de renforcer leur prestige, les souverains firent des voyages scientifiques des opérations de relations publiques. Ce fut pour eux tantôt l'occasion d'effacer le souvenir des défaites, tantôt le moyen de préparer sans en avoir l'air de futures revanches. Ces voyages pouvaient assurer de nouvelles bases navales, des étapes de rafraîchissement, et permettaient de repérer des pays susceptibles de fournir du bois, des goudrons, et autres matériaux indispensables pour maintenir en place des escadres loin de la mère patrie. De là découla effectivement la fondation de l'Australie, les prises de contact avec la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, etc. Par souci d'économie, il arriva aussi que certaines expéditions reçurent un double objectif, à la fois scientifique et politique, telle celle de Bougainville, qui perdra de la sorte un temps précieux aux Malouines.
Le soutien des États s'exerça aussi plus indirectement à travers des institutions telles que les observatoires et les académies des sciences. C'est ainsi qu'un débat international s'était engagé, au début du XVIIIe siècle, sur la forme de la terre. « Poire ou pomme, datte ou oignon », il fallait vérifier si elle était aplatie aux pôles, ce que contestaient les grands astronomes géographes français de la famille Cassini. Deux groupes d'astronomes furent donc envoyés par l'Académie des sciences, pour mesurer la valeur d'un degré de latitude à l'équateur et au pôle. Bouguer et La Condamine se déplacèrent au Pérou (1735-1744) et Maupertuis en Laponie (1736-1737), démontrant l'aplatissement indiscutable de la Terre aux pôles. Voltaire aurait dit : « Je vous félicite, Monsieur, d'avoir aplati la Terre et les Cassini ».

La fondation du Dépôt général des cartes et plans, journaux et mémoires concernant la navigation

Pour favoriser les progrès des cartes marines, les États européens créèrent les uns après les autres des services hydrographiques. En France, Colbert avait été à l'origine d'une première centralisation des archives de la marine, encore bien artisanale, car confiée à un seul homme qui gardait les cartes à son domicile. En 1720 fut officiellement fondé le « Dépôt général des cartes et plans, journaux et mémoires concernant la navigation ». Ce Dépôt devint, en 1886, le Service hydrographique et océanographique de la marine, le S.H.0.M. qui, actuellement établi à Brest, continue de perfectionner les cartes marines françaises. Son ancienne collection de cartes est conservée à la Bibliothèque nationale.
Une certaine centralisation devenait nécessaire. Précédemment, sur mer comme sur terre, les officiers de l'Ancien Régime étaient priés de se procurer personnellement leurs cartes comme d'ailleurs leurs instruments. Ils les achetaient donc de leurs deniers, ou les faisaient copier et, une fois les campagnes terminées, les conservaient dans leur bibliothèque ou les transmettaient à un membre de leur famille, sans que la collectivité bénéficie des compléments qu'ils avaient pu y apporter.
Cette pratique changea lorsque l'État prit une part grandissante à la préparation des expéditions et surtout au moment de la Révolution, lorsque des hommes nouveaux eurent accès à des responsabilités militaires. Les services de l'État devinrent alors peu à peu les principaux pourvoyeurs de cartes. Le monopole de la cartographie marine en France, garantie de secret et source de revenus, fut officiellement attribué au « Dépôt » en 1773. Jusqu'à cette date, des éditeurs privés pouvaient encore commercialiser des cartes et des atlas nautiques. Ce fut le cas d'Après de Mannevillette, l'hydrographe de la Compagnie des Indes et l'auteur du Neptune oriental, publié en 1745.
En France, le Dépôt de la marine, bientôt imité par les autres pays européens, s'organisa à l'image des bureaux hydrographiques des Compagnies des Indes. Un ingénieur hydrographe – les plus célèbres furent Joseph-Nicolas Bellin, Jean-Nicolas Buache de la Neuville, et Charles François Beautemps-Beaupré – archivait les meilleures cartes et supervisait l'établissement de nouvelles, que l'on complétait à l'aide des journaux de navigation et des mémoires rapportés par les navigateurs. Ceux-ci n'avaient pas le droit de conserver ces documents par devers eux.
 

Une intense activité éditoriale

Le besoin en cartes marines grandissait. Si les plus confidentielles continuaient d'être établies à la main en un petit nombre d'exemplaires, la gravure et l'imprimerie permettaient de multiplier aisément les exemplaires de grande diffusion. Le Dépôt développa donc assez tôt une activité éditoriale, publiant et vendant cartes et atlas de sa fabrication, intitulés Neptunes ou Pilotes. Le premier ouvrage de ce genre en France avait été le Neptune françaisqui, en 1693, présentait pour la première fois une vision des côtes françaises géométriquement exacte. En 1756, Bellin commença de publier les recueils de l'Hydrographie française puis, en 1764, son célèbre Petit Atlas maritime. Ces publications vendues librement, peut-être avec imprudence, valurent à la France un grand rayonnement. À titre de comparaison, il fallut attendre le début du XIXe siècle pour voir l'amirauté britannique imprimer sa première carte.
Beautemps-Beaupré (1766-1854) fut certainement l'hydrographe le plus remarquable du Dépôt, où il était entré dès l'âge de dix-sept ans. Suivant son exemple, les ingénieurs effectuèrent désormais des reconnaissances et levèrent sur les lieux les cartes qu'ils se bornaient auparavant à dessiner dans leur bureau parisien. Lors du voyage d'Entrecasteaux à la recherche de Lapérouse (1791-1796), Beautemps-Beaupré mit au point de nouvelles méthodes de levés, en effectuant des mesures d'angles au moyen du cercle à réflexion et en les reportant aussitôt sur des vues de côtes prises sur le vif. Ses principes, exposés dans un ouvrage qu'il publia à son retour, furent bientôt adoptés par toutes les marines.
haut de page