Modes de fabrication et usages des cartes portulans
Par Catherine Hofmann, Hélène Richard et Emmanuelle Vagnon
La production des cartes portulans
De la fabrication des cartes, on ne sait pas grand-chose pour la période médiévale ; les documents deviennent plus nombreux et plus précis à l’époque moderne. Le parchemin est choisi en fonction de l’espace à représenter et de l’échelle. Le canevas de lignes de vents est parfois préalable au dessin des côtes. Celles-ci sont tracées à l’aide de modèles plus détaillés et de relevés faits sur le terrain puis assemblés. La nomenclature et l’ornementation viennent dans un second temps et peuvent être réalisées par une autre main. On sait que, dès le Moyen Âge, il existait des ateliers spécialisés dans la fabrication de cartes nautiques. Cartes, atlas et planisphères (appelés aussi « mappemondes ») étaient produits à l’identique en plusieurs exemplaires et signés par le maître de l’atelier.
Le dessin des cartes du monde : une affaire d’État
À l’époque des grandes découvertes, bien plus que dans les siècles précédents, le dessin des cartes du monde devient une affaire d’État. La Casa de contratación, en Espagne, ou l’Armazém, au Portugal, sont les administrations officielles où sont recueillies et analysées les informations rapportées des nouveaux mondes par les navigateurs. La synthèse de ces données permet de composer le fameux padrón real (patron royal), matrice validée par l’autorité du souverain et qui, en principe, doit servir de modèle pour toutes les cartes utilisées par les marins. Dans la pratique, la mise à jour du padrón real est complexe et irrégulière, et le contrôle de conformité des cartes nouvelles en partie illusoire. Depuis le XIXe siècle, on a souvent fantasmé, par ailleurs, sur le « secret » qui entourait ces cartes royales portugaises que des espions cherchaient à se procurer. Le planisphère de Cantino (aujourd’hui conservé à Modène) et la grande carte de Caverio (conservée à la BnF) sont en effet des copies italiennes de ces grands planisphères ibériques montrant pour la première fois les explorations du Sud de l’Afrique et les contours du nouveau continent américain. Les règles de secret semblent néanmoins avoir eu une portée limitée, répondant essentiellement à deux objectifs : réduire la concurrence entre artisans cartographes en limitant la production cartographique à quelques « maîtres des cartes » dûment autorisés ; protéger ponctuellement une information géographique sensible – comme la découverte du Brésil par Cabral en 1500 – dans un contexte de compétition territoriale entre nations.
Cartes de terrain ou « hydrographie de cabinet » ?
Les cartes portulans ne sont pas directement des cartes de terrain, reflet immédiat de l’expérience des navigateurs. Nous sommes bien là dans le domaine de ce qu’on appelle, à l’époque moderne, « l’hydrographie de cabinet », c’est-à-dire une cartographie marine dressée, ou seulement actualisée, à partir de relevés partiels recueillis par les navigateurs et les « pilotes ». Car ce sont eux les véritables guides des bateaux, experts dans l’art d’aborder un port et qui possèdent parfois leurs propres croquis détaillés des accidents et des dangers d’une région côtière qu’ils connaissent par cœur.
De fait, pour le cabotage et les courtes traversées, particulièrement en Méditerranée, l’usage d’une carte à bord des navires ne s’imposait pas. Nul besoin, par beau temps, de faire le point et de tracer un cap : l’expérience des marins suffisait souvent. Et pourtant, dès le XIIIe siècle, la mention de cartes à bord des navires se généralise dans les récits ou les documents d’archives. Propriété du capitaine ou de certains marins, conservée parmi les affaires personnelles, dans un coffre, la carte nautique est un instrument de référence qu’on sort de son étui lorsque la tempête a fait trop fortement dériver le navire.
Pour les navigations plus lointaines, en revanche, les cartes devinrent rapidement indispensables. Leur usage est attesté dans plusieurs traités de navigation, qui en exposent le maniement. Le père Fournier
1, au milieu du XVII
e siècle, explique ainsi comment utiliser les « lignes de rhumbs » : le pilote reporte sa route sur la carte avec l’aide de deux compas à pointes sèches, pour tenir compte tant du cap suivi depuis le point de départ que de la longueur du trajet, mesurée à partir de l’échelle de distance correspondant à la latitude où se trouve le bateau. Fournier précise également qu’il existe plusieurs sortes de cartes marines, soulignant par là la coexistence de modèles cartographiques qui correspondent à des techniques plus ou moins avancées. Ainsi, les cartes qui se font « par route » et qui ne peuvent servir que pour les destinations proches, comme en Méditerranée, n’ont aucune mention de latitude ni de longitude. Puis il cite les cartes faites par latitude et par route, qui ne présentent pas d’indication de méridien ni de longitude, une seule échelle de distance servant dans toute la carte. Il évoque ensuite les cartes « communes » (ou plates), où parallèles et méridiens sont représentés par des lignes perpendiculaires, formant des carrés égaux. Il parle enfin des cartes « réduites », inspirées de la projection de Mercator, où les parallèles sont placés à intervalles croissants au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’équateur ; elles permettent le tracé de routes loxodromiques, qui coupent tous les méridiens sous le même angle.
La production des cartes portulans, qui repose essentiellement sur l’usage de la boussole, se prolonge jusqu’à la fin du XVIIIe siècle : les pilotes, restant très attachés aux lignes de rhumbs, prisent « d’autant plus une carte qu’ils la voyent barbouillée d’une infinité de ces lignes ». Ce n’est que dans le dernier tiers du XVIIIe siècle que la mesure des longitudes se généralise grâce à la mise au point d’une nouvelle instrumentation (horloges marines, cercle de Borda, etc.) et à la diffusion de nouvelles connaissances scientifiques parmi les navigateurs ; le modèle des cartes portulans va dès lors irrémédiablement décliner.
Malgré un usage très largement répandu sur plusieurs siècles, les cartes portulans parvenues jusqu’à nous – aléas de la conservation des documents anciens – ne présentent que très exceptionnellement la trace d’une utilisation en mer. Le plus souvent, ce sont les documents soignés – pour certains très luxueux – qui ont été conservés dans des bibliothèques et des dépôts d’archives comme des cartes de référence et non des instruments de navigation, alors que les cartes usagées, moins belles, dessinées souvent sur papier et facilement abîmées, étaient détruites lorsqu’elles étaient devenues inutilisables.
Ainsi, et c’est ce qui fait aussi la beauté et la richesse de ce corpus, les cartes portulans ont été appréciées dès le Moyen Âge pour leur valeur décorative et leur faculté à stimuler l’imagination. Les plus beaux exemplaires, qui n’ont parfois que de lointains rapports avec la cartographie nautique – par exemple, l’Atlas catalan, au Moyen Âge, ou la Cosmographie de Guillaume Le Testu, pour le XVIe siècle –, sont des ouvrages de bibliophiles, des œuvres d’art réalisées spécialement pour un puissant commanditaire. Sur ces documents, le tracé des côtes mais aussi l’iconographie des continents reflètent l’évolution des savoirs géographiques, l’ambition et les conflits des grandes puissances européennes tout autant que l’imaginaire lié aux nouveaux espaces et la fascination qu’exerce l’immensité d’un monde à découvrir.
Notes
1.
Georges Fournier,
Hydrographie contenant la théorie et la pratique de toutes les parties de la navigation, Paris, J. Dupuis, 1667, livre XVII, chapitre XIII.