arrêt sur...

De la Méditerranée à l'océan

Nouveaux problèmes, nouvelles solutions
Par Joaquim Alves Gaspar (texte traduit de l’anglais par Laurent Bury)

Le « cap de la Peur » et la mer des Ténèbres

En 1434, après plusieurs tentatives infructueuses effectuées pendant treize ans par divers navigateurs au service du prince Henri de Portugal, Gil Eanes réussit enfin à franchir le cap Bojador (actuel cap Boujdour). Bien des dangers et des obstacles étaient alors associés à ces eaux côtières faisant face aux îles Canaries : bancs de sable apparaissant à grande distance de la terre, forts courants de sud qui empêchaient les navires de revenir en arrière, sols arides où aucune forme de vie ne pouvait exister, sans parler des monstres marins qui, dans l’imagination des pilotes, peuplaient la mer des Ténèbres. Selon un adage rapporté par Alvise Cadamosto, un navigateur vénitien au service du prince Henri, « celui qui franchira le cap Non en reviendra ou non1 ». Pourtant, la plupart de ces craintes n’étaient pas fondées et il finit par devenir clair que le franchissement du cap Bojador ne présentait aucune difficulté extraordinaire. Au contraire, l’avancée des navires vers le sud était facilitée par les alizés, soufflant du nord-est et par le courant des Canaries, parallèle à la côte africaine. Le vrai problème était de revenir, en naviguant contre ces mêmes éléments.
À l’époque où Gil Eanes franchit le cap Bojador, les navires utilisés pour les voyages d’exploration ne pouvaient guère avancer contre le vent. Cette contrainte rendait les retours longs et ardus, et il était parfois nécessaire de recourir à la rame pour remonter vers le nord. L’apparition des caravelles, équipées de voiles latines et capables de remonter au vent plus efficacement, marqua un progrès significatif. Par ailleurs, une meilleure connaissance du régime des vents et des courants dans cette partie du monde permit aux pilotes de comprendre qu’il valait mieux revenir en s’éloignant de la côte africaine, pour éviter le courant des Canaries et les vents de nord-est, au prix d’un long détour vers l’ouest par la mer des Sargasses jusqu’à la latitude des Açores, avant de se diriger vers la côte du Portugal. Cette voie océanique, utilisée à partir de 1450 environ et appelée « tournant de Guinée » (volta da Guiné), contribua grandement à la réussite des voyages d’exploration le long des côtes africaines. Un problème d’une autre nature devait néanmoins être encore résolu avant que cette solution puisse être adoptée de manière sûre et efficace.
 

Les limites du « point de fantaisie »

Comme en Méditerranée, la navigation dans les eaux européennes se faisait en général près des côtes, en utilisant les informations disponibles sur les itinéraires et les distances entre des lieux soigneusement répertoriés dans les routiers utilisés par les pilotes. Il fallait parfois s’éloigner de la côte, par exemple pour atteindre une île lointaine, mais ces trajets océaniques duraient rarement plus de quelques jours. La position du navire était alors déterminée d’après le cap suivi depuis la dernière position connue, donné par la boussole marine, et la distance parcourue, estimée par le pilote. Les pilotes portugais appelaient cette méthode « point de fantaisie » (ponto de fantasia), expression colorée qui reflète bien l’incertitude liée à cette estimation. Les erreurs engendrées constituaient d’ailleurs rarement un problème grave pour la navigation car on pouvait aisément corriger la position dès que la côte redevenait visible. Mais ce n’était pas le cas quand les navires restaient en pleine mer plusieurs jours ou plusieurs semaines d’affilée, par exemple lorsqu’ils partaient pour les Açores ou revenaient de la côte africaine en suivant le tournant de Guinée. Plus le temps passait, en effet, plus les positions estimées perdaient en précision au point de devenir quasi inutiles, surtout quand les navires étaient forcés de modifier souvent leur cap pour tirer le meilleur parti du vent. Pour affronter ce nouveau problème, il fallut trouver une nouvelle méthode de navigation.
 

Innovations techniques : la navigation astronomique

La solution vint, dans la seconde moitié du XVe siècle, de la navigation astronomique, rendue possible par la simplification des instruments d’observation qu’utilisaient les astronomes sur la terre ferme, le quadrant et l’astrolabe, et par l’élaboration de procédures très simples auxquelles pouvaient recourir les pilotes. On ne sait ni où ni comment ces méthodes furent introduites, ni qui furent les responsables de leur développement. Les premiers temps, on se servit de l’altitude de l’étoile Polaire pour vérifier le déplacement nord-sud du navire par rapport à un point de référence. Plus tard, on commença à déterminer directement la latitude grâce à la diffusion, parmi les pilotes, de règles élémentaires permettant de corriger la mesure de la hauteur de l’étoile Polaire au-dessus de l’horizon, en mer ou sur terre, afin d’obtenir la latitude exacte. Mais cette technique n’était pas utilisable partout : à mesure que l’on progressait vers le sud, l’étoile Polaire disparaissait peu à peu sous l’horizon. Une solution plus générale, introduite une quinzaine d’années avant la fin du XVe siècle, fut l’observation du Soleil à midi. À partir de ce moment, la latitude de l’observateur put aisément être déduite de la hauteur du Soleil au-dessus de l’horizon en tenant compte de sa déclinaison. L’utilisation de tables d’éphémérides indiquant la déclinaison solaire pour chaque jour de l’année permettait aux pilotes de déterminer la latitude à n’importe quel endroit.
La plus ancienne source historique évoquant l’utilisation d’observations astronomiques en mer est un rapport de Diogo Gomes rédigé vers 1460, traduit en latin par Martin Behaim, où le pilote portugais raconte comment il a mesuré la hauteur de l’étoile Polaire près de l’archipel du Cap-Vert. D’autres sources mentionnent l’usage d’instruments et la pratique de la navigation astronomique lors des voyages de Bartolomeu Dias (1487-1488), Vasco de Gama (1497-1498) et Pedro Álvares Cabral2 (1500).
Notes
1. Le cap Non est aujourd'hui le cap Noun, ou cap Chaunar, dans la partie sud de la côte marocaine.
2. On trouve un bon résumé des méthodes astronomiques en vigueur au XVe siècle dans « Navigation astronomique », de Luís de Albuquerque, dans Armando Cortesão et Luís de Albuquerque, History of Portuguese Cartography, Lisbonne, Junta de Investigações do Ultramar, 1971, vol. II, p. 221-442.
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