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La cartographie de l'océan Indien au Moyen Âge

L'océan imaginé
Par Emmanuelle Vagnon

Le transfert des savoirs antiques durant le haut Moyen Âge

Les cartes portulans du XVIe siècle sont la plupart du temps associées aux découvertes d’espaces nouveaux du point de vue des Européens. En ce qui concerne l’océan Indien, carrefour de civilisations anciennes, elles furent précédées d’une longue tradition cartographique résultant des voyages antiques et des savoirs vernaculaires, mais aussi des informations qui circulaient le long des voies de commerce et d’échanges avec la Méditerranée. Ce sont ces échanges et ces transferts de savoir que nous nous proposons ici d’évoquer.
Une grande partie du savoir géographique médiéval sur l’océan Indien provient d’un héritage dont les racines, communes en partie au monde latin et au monde arabe, remontaient à l’Antiquité gréco-romaine. L’épopée d’Alexandre le Grand (au IVe siècle avant l’ère chrétienne) trouva un écho durable et profond dans la littérature et les descriptions géographiques en Orient comme en Occident. Ce savoir antique sur l’Orient fut intégré aux géographies latines classiques de Pomponius Mela et de Pline, associé aux périples plus récents vers les côtes de l’Inde, comme le Périple de la mer Érythrée, puis résumé, filtré par les compilateurs latins de l’Antiquité tardive : Macrobe, Martianus Capella, Solin, Orose, Isidore de Séville. D’autre part, la cartographie grecque avait culminé à Alexandrie au IIe siècle après Jésus-Christ dans l’œuvre de Ptolémée. Ses traités de mathématique et d’étude des astres, l’Almageste et la Tétrabible, avaient été complétés par une Géographie qui discutait des mesures de la sphère terrestre et fournissait les coordonnées en latitude et en longitude d’un grand nombre de localités de l’œkoumène, ainsi que la manière de les disposer sur une mappemonde et sur des cartes régionales. Au cours des premiers siècles de l’islam (VIIe et VIIIe siècles), des savants, pour la plupart syriaques, entreprirent de traduire et d’adapter en arabe les principaux éléments de ce précieux savoir. La géographie littéraire et scientifique, florissante au IXe siècle à Bagdad, à la cour des califes abbassides, s’inspirait en partie de Ptolémée, alors qu’en Occident à la même époque, l’œuvre n’était connue de réputation que par quelques rares érudits et le texte en était introuvable. L’héritage antique se décline ainsi différemment en Occident et en Orient. Quand en Europe on s’interroge sur l’habitabilité de la zone équatoriale et le caractère navigable de l’océan Indien, en revanche, dans le monde islamique, sous la dynastie des Abbassides, cet océan est connu et fréquenté dans sa partie occidentale, au débouché de la mer Rouge et du golfe Persique, mais aussi vers la côte africaine et même jusqu’en Chine.

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Sur un grand nombre de mappemondes médiévales latines, la partie habitable de la sphère terrestre est resserrée autour de la mer Méditerranée, qui unit et sépare les rivages des trois régions de l'œkoumène : Europe, Asie, Afrique, entourés d'un océan circulaire d'où émanent des golfes aux limites incertaines. Le paradis terrestre est souvent situé sur une île aux extrémités orientales du monde. Au contraire, dans l'empire abbasside, certaines cartes des manuscrits d'Istakhri ou d'Ibn Hawqal – tout aussi schématiques, malgré leur source ptoléméenne – situent le centre de l'œkoumène dans l'isthme étroit qui sépare la mer Méditerranée de l'océan Indien. L'Arabie, mais aussi Bagdad, sont placés symboliquement au centre de la carte, au cœur du monde musulman et de ses deux versants maritimes représentés en miroir. En quelques traits, en quelques formes géométriques (à côté de formes plus élaborées), les auteurs de ces schémas offrent un raccourci de leur conception des équilibres géographiques de leur civilisation.
Au-delà de ces différences, l'horizon oriental apparaît dans les deux cultures tout aussi incertain et baigné de merveilleux. Les aventures de Sindbad, un conte populaire intégré plus tard aux Mille et Une Nuits, raconte les péripéties nautiques d'un marin jusqu'aux confins de l'océan Indien. Dans son évocation d'errances maritimes et d'îles peuplées d'êtres fabuleux, on retrouve des légendes issues de l'histoire d'Alexandre, mais aussi des échos de l'Odyssée d'Homère. L'iconographie des manuscrits arabes traduit bien cette familiarité ambiguë avec la mer indienne, espace de navigation et de commerce que nous montrent les Maqâmât, mais aussi réservoir de légendes.
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