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La cartographie de l'océan Indien au Moyen Âge

L'océan imaginé
Par Emmanuelle Vagnon

L'océan Indien du XIe au XVe siècle

Les choses changent durant la période des croisades, favorable aux transferts de connaissance entre Orient et Occident. Au XIIe siècle, le savant musulman Al-Idrîsî compose à la cour du roi normand Roger II de Sicile le Kitâb nuzhat al-mushtâq (Livre du divertissement), ou Livre de Roger, un vaste panorama géographique de l’ensemble de l’œkoumène, accompagné de cartes détaillées et fondé à la fois sur l’œuvre de Ptolémée, la tradition géographique de Bagdad et des informations nouvelles provenant de voyageurs et de marchand.
C’est aussi à cette époque qu’apparaissent, en Occident, les premiers portulans et les premières cartes construites à partir des directions de la boussole. Au XIIe siècle, toujours, un texte empruntant des renseignements à des sources arabes, le De viis maris, décrit un itinéraire maritime qui va du Yorkshire jusqu’au Nord-Ouest de l’Inde. En Italie, vers 1320, le cartographe génois Pietro Vesconte associe des cartes portulans à une mappemonde utilisant à la fois des modèles latins et arabes. Alors qu’une partie de « l’Inde » (terme général pour désigner l’Orient) continue d’être traditionnellement située en Afrique orientale, la mer Rouge et le golfe Persique sont désormais clairement distingués et s’ouvrent sur l’océan Indien allongé vers l’est. Les cartes, associées à un projet de croisade contre le sultan d’Égypte, servent, entre autres, à expliquer visuellement le parcours des épices entre la mer Méditerranée et l’Asie.

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Depuis la fin du XIIIe siècle, les voyages dans l’empire mongol, et notamment l’itinéraire terrestre et maritime de Marco Polo vers la Chine, ont ramené en Italie et dans le reste de l’Europe des informations inédites, des localisations et des toponymes plus ou moins précis. Le Livre des merveilles, extraordinaire source de connaissances authentiques sur l’Orient lointain, ajoute aussi son lot d’anecdotes fabuleuses aux légendes occidentales liées à Alexandre et aux bestiaires de Solin.
Le récit de Marco Polo et son iconographie sont ensuite utilisés dans un des plus beaux monuments de la cartographie médiévale, l’Atlas catalan, daté de 1375, qui provient d’un atelier d’artistes juifs de Majorque et témoigne de cette familiarité nouvelle avec l’Orient. Objet savant et luxueux, il appartient à la bibliothèque du roi de France Charles V en 1380 et il est le seul exemplaire conservé d’atlas portulan de cette époque à représenter la totalité de l’Asie. C’est un mélange savant entre les canons des mappemondes de l’époque et la cartographie nautique. L’artiste a représenté, à l’extrémité orientale, Alexandre et les peuples mythiques de Gog et Magog, une île peuplée de sirènes et, curieusement, l’antéchrist là où on plaçait d’habitude le paradis terrestre. Les quatre planches orientales comportent aussi une toponymie bien plus complète qu’auparavant, par exemple pour l’Inde, figurée pour la première fois sous sa forme triangulaire pointant vers le sud. Des personnages accompagnés de légendes – le sultan de Delhi, le grand khan et sa capitale, mais aussi une caravane de dromadaires, un pèlerin musulman à La Mecque, un pêcheur de perles dans le golfe Persique, des jonques chinoises – évoquent les puissances régionales et les principales richesses de l’Asie.

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La grande synthèse du XVe siècle

Quelques décennies plus tard, vers 1409, la Géographie de Ptolémée est enfin traduite en latin à partir d’un manuscrit grec rapporté de Constantinople à Florence. L’engouement des humanistes européens pour l’ouvrage du savant alexandrin est extraordinaire. Ptolémée est aussitôt comparé à d’autres autorités antiques : Pomponius Mela (connu dès le XIVe siècle), puis Strabon (qui va être traduit du grec au milieu du XVe siècle par Guarino de Vérone). Mais les savants s’interrogent aussitôt sur une contradiction manifeste entre la tradition médiévale et les cartes qui accompagnent la Géographie : Ptolémée est en effet le seul auteur à représenter l’océan Indien comme une mer fermée au sud par une Terre Australe qui relie le Sud de l’Afrique à l’Asie. La plupart des auteurs du XVe siècle réfutent sur ce point Ptolémée, à commencer par les cardinaux Pierre d’Ailly et Guillaume Fillastre dès 1410. Mais l’autorité de l’Alexandrin est telle que la cartographie, pendant une bonne partie du XVe siècle, hésite entre plusieurs hypothèses et produit des représentations du monde variées et complexes, pour essayer de concilier des informations contradictoires. En même temps, tout renseignement nouveau sur l’Orient est accueilli avec enthousiasme : une délégation d’Éthiopiens arrive-t-elle à Florence ou à Rome ?
Un voyageur de retour d’Inde, Nicolò de’ Conti demande-t-il audience au pape ? Ils sont aussitôt entourés et écoutés par les savants du temps et leurs récits sont rapportés et commentés dans la correspondance ou les œuvres d’humanistes, Flavio Biondo ou encore Poggio Bracciolini. Vers 1450, Fra Mauro, un moine camaldule de Murano, près de Venise, parvient à réaliser une mappemonde immense, à la fois œuvre d’art et synthèse savante de tous les renseignements disponibles. Il utilise aussi bien les sources grecques et latines que Marco Polo, Nicolò de’ Conti et les récits des Éthiopiens, ou encore le résultat des premières navigations portugaises le long de l’Afrique de l’Ouest et, quand il le peut, des sources arabes et asiatiques. Il justifie ses choix de représentation par de courts textes insérés dans la carte elle-même. Dans une légende célèbre, qui suit du reste une opinion déjà répandue chez la plupart des savants de l’époque, il réfute Ptolémée en citant Pline et affirme que l’on peut contourner par mer le Sud de l’Afrique. En revanche, pour la forme de l’Inde, il décide de suivre Ptolémée et représente une péninsule faiblement allongée vers le sud.
 
De fait, cet intérêt pour la cartographie de l’océan Indien n’est pas le propre de l’Europe et se manifeste, à la même époque, dans d’autres cultures, sous des formes variées. Dans la tradition arabo-persane, le modèle de mappemondes schématiques très stylisées est toujours apprécié au-delà du XVIe siècle. En Corée, les traditions cartographiques asiatiques, associées à des informations arabes et persanes sur l’océan Indien, sont condensées dans une imposante carte du monde, connue sous le nom de Kangnido. En Chine, un livre en plusieurs volumes imprimé au début du XVIIe siècle, le Wu Bei Zhi, contient dans ses pages des copies de croquis, simples mais efficaces, figurant des itinéraires maritimes dans l’océan Indien ; leur contenu peut être mis en rapport avec les célèbres navigations de Zheng He, qui datent du XVe siècle.
En Occident, en dehors de l’Atlas catalan, peu de cartes portulans représentent l’océan Indien avant le XVIe siècle. Même dans l’atlas dit « Médicis », conservé à Florence, où certaines cartes marines peuvent être datées de la fin du XVIe siècle, l’image de l’Afrique pointant vers le sud et entourée par l’Océan est probablement due à des retouches tardives.

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Quelques belles cartes monumentales, réalisées vers 1450, rendent un hommage explicite à la cartographie nautique dans leur représentation de l’océan Indien : c’est le cas de la carte génoise en forme d’amande de Florence, ou encore de la grande mappemonde de style catalan, conservée à Modène, proche dans son iconographie de l’atlas de Charles V de 1375. Ces témoignages sont néanmoins clairsemés, à cette époque, à côté des très nombreuses copies de la Géographie de Ptolémée, bien timidement mise à jour par certaines modifications de la forme des cartes ou par l’ajout de « tables nouvelles ». La cartographie européenne de l’océan Indien, encore spéculative, attend une confirmation décisive des antiques hypothèses. Celle-ci vient en 1488, lorsque Bartolomeu Dias franchit le cap de Bonne-Espérance : l’événement est intégré à la mappemonde de la Géographie dès 1489 par Henricus Martellus à Florence.
Par les hasards de la postérité, ce ne sont donc pas des cartes nautiques, sans doute perdues depuis, mais un planisphère ptoléméen modernisé qui symbolise le mieux l’exploit des navigateurs.
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 Consulter l'exposition virtuelle : Al-Idrîsî, la Méditerranée au XIIe siècle
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