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Cartographie nautique et cartographie humaniste de l'océan Indien

XVIe et XVIIe siècles
Par Zoltán Biedermann

Cartes nautiques et cartes terrestres

Beaucoup de portulans médiévaux – souvent italiens – se soucient essentiellement de représenter les littoraux plutôt que l’intérieur des terres. Bien entendu, le vide des portulans signale une ignorance relative et non pas absolue, toute différente de la blancheur des terræ incognitæ. Si certains cartographes médiévaux laissent l’intérieur de l’Italie, de la France ou de l’Espagne en blanc, ce n’est pas qu’ils ignorent l’existence ou la position approximative de Florence, Paris, Tolède. C’est que les méthodes utilisées pour élaborer le portulan sur la mer ne s’appliquent pas aux terres et que la conjugaison d’un langage cartographique maritime avec le langage, tout autre, de la cartographie terrestre introduirait dans l’image une rupture, souvent considérée comme intolérable.
Il en est ainsi pour les portulans italiens de la Méditerranée et pour certaines cartes portugaises représentant l’océan Indien. Les cartes nautiques de Francisco Rodrigues (vers 1513), de Pedro Reinel (1517), ou de Gaspar Viegas (années 1530) en sont les témoins les plus rigoureux, les plus intransigeants dans la blancheur de leurs espaces terrestres. Une logique semblable est à la base des cartes néerlandaises connues comme paaskaarten, ou encore des cartes de la East India Company anglaise. Il est d’ailleurs raisonnable de présumer que les cartes utilisées à bord des navires portugais en Orient, généralement perdues pour le XVIe siècle, devaient être de ce type sobre et économique, ne ressemblant guère aux spécimens somptueux qui ont survécu dans les bibliothèques.
 
Ces cartes nautiques « pures » ne constituent pourtant qu’une partie du panorama de la cartographie de l’océan Indien au XVIe siècle, où de nombreux cartographes cherchent à créer des produits qui, finalement, devaient plaire aux yeux plutôt que servir à bord de navires. On constate en effet une complexification analogue à celle de la tradition médiévale catalane combinant carte nautique et peinture des continents, une multiplication des stratégies, une recherche d’un langage et d’une technique cartographique complexes plutôt qu’une réduction à un « langage portulan » simple. N’oublions pas que l’Atlas catalan, si richement décoré, était décrit à son époque comme « une quarte de mer », même s’il représentait avec grand apparat les réalités terrestres.

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C’est dans cet espace composite conciliant esprit empirique et érudition, cartographie nautique et terrestre, science et art, mais aussi savoirs européens et asiatiques que se situe une partie importante des cartes portugaises du XVIe siècle. En face des cartes nautiques « pures », la plupart des cartes qui nous sont parvenues montrent les terres remplies de toutes sortes d’informations visuelles et textuelles. Certes, on imagine facilement une division des travaux entre le cartographe stricto sensu et d’autres personnes travaillant aussi dans leurs ateliers, souvent anonymes, spécialisés en peinture. La proportion exacte entre travail cartographique et iconographique dépendrait des exigences du client et, surtout, de ses moyens monétaires. Nous savons ainsi que pour l’Atlas Miller les cartographes au service du roi – Pedro Reinel, Jorge Reinel et Lopo Homem – furent aidés par l’un des meilleurs enlumineurs de l’époque, António de Holanda. Cependant, les travaux strictement cartographiques et ceux relevant du domaine artistique ou encore de l’érudition humaniste étaient souvent en rapport étroit les uns avec les autres. Mentionnons par exemple ce légendage omniprésent, qui fait référence autant à la cosmographie classique qu’aux nouvelles « découvertes ».

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Dans l’Atlas Miller, nous déchiffrons les mots latins Clima Tercium (le troisième climat), qui se réfèrent à la théorie gréco-romaine des zones climatiques, et India Intra Gangem (Inde à l’intérieur du Gange), qui évoque une tripartition ancienne de l’espace asiatique en Asie « première » (généralement en deçà de l’Indus), « deuxième » (en deçà du Gange, aussi connue comme India interior) et « troisième » (au-delà du Gange, India exterior). Même dans les cartes beaucoup plus sobres de Diogo Ribeiro, cartographe portugais au service de la couronne de Castille, on trouve des noms classiques comme Susiana, Gedrosia ou Persia superior à côté de noms plus récents comme Adem Regio, désignation en latin moderne de la région ou du royaume d’Aden, inconnu sous ce nom dans l’Antiquité.
La situation est encore plus complexe dans les cartes produites au cours du XVIe siècle dans d’autres pays européens, notamment en Italie, en Flandre et dans le Saint Empire. Très souvent les cartographes, comme Giacomo Gastaldi à Venise, s’inspirent – d’ailleurs sans grande préoccupation de rigueur – des cartes portugaises pour les littoraux, remplissant ensuite les espaces terrestres avec un mélange très intéressant de toponymes provenant de sources classiques et médiévales autant que modernes, souvent de récits de voyages aujourd’hui perdus. Ainsi la Perse de Gastaldi contient-elle des centaines de villes que l’on chercherait en vain sur les cartes portugaises, même si de nombreux diplomates et marchands lusitaniens ont traversé ce pays.
À l’inverse, on note ici une absence : les paysages qui embellissaient les cartes portugaises, les villes aux tours perçant un ciel rempli d’oiseaux, les animaux et les fleurs, tout cela a cédé la place à de simples noms et à des symboles conventionnels.
Au-delà de la cartographie portugaise, chez Gastaldi et ses successeurs, l’iconographie ne se déploie plus que dans les étendues libres de toponymes, les océans, où évoluent encore, sur certaines cartes imprimées, navires voiles aux vents et créatures marines, l’iconographie la plus riche occupant, là encore, l’espace que le cartographe technicien domine le moins. Mais, du point de vue de l’histoire de la culture, les contrastes entre cartographie, iconographie et tradition textuelle ne sont pas nécessairement plus importants que les rapports complexes entre les domaines divers du savoir, les transferts, bricolages et métissages, et que le rôle joué par ces échanges dans la construction d’une image encore enchantée du monde.
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