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La circulation des savoirs

Par Emmanuelle Vagnon

Les « merveilles de l’Orient »


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Ce n’est pas dans un « Nouveau Monde », mais dans un espace de très ancienne civilisation que firent irruption les navigateurs portugais, de manière parfois brutale, lorsqu’ils franchirent le cap de Bonne-Espérance (Bartolomeu Dias, 1488), puis longèrent la côte orientale de l’Afrique et gagnèrent Calicut, dans le Sud de l’Inde (Vasco de Gama, 1498). De 1503 à 1515, l’amiral Afonso d’Albuquerque s’attaqua aux ports stratégiques de l’empire maritime musulman, Aden sur la mer Rouge et Ormuz à l’entrée du golfe Persique, et posa les jalons de la présence européenne jusqu’à Malacca et aux îles aux épices de l’Extrême-Orient. Les Portugais intervenaient alors dans un espace économique actif, aux réseaux très étendus, un espace multiculturel où s’échangeaient depuis des siècles les épices, l’ivoire et les textiles. Les navires arabes et persans, maîtrisant les vents saisonniers de la mousson, y croisaient les marchands du Gujerat et de l’Inde du Sud et fréquentaient les cités de la côte africaine, cependant qu’au-delà de l’Inde, les influences islamiques rencontraient la civilisation chinoise et les navires de commerce malais ou javanais.
Cette activité économique déjà mondialisée était connue, de réputation, dans l’Occident médiéval, avide des trésors de l’Orient. Et c’est précisément parce que l’un de ces circuits commerciaux aboutissait en Méditerranée, en passant par la mer Rouge et les villes d’Égypte, que les marchands occidentaux cherchèrent à y pénétrer par de nouvelles routes.
Un projet de blocus de la mer Rouge par une flotte chrétienne, afin d’affaiblir le sultan du Caire, était déjà envisagé au début du XIVe siècle par certains théoriciens des croisades, si bien que les expéditions maritimes portugaises, nouvelles par leur trajet contournant l’Afrique (et par la cartographie qu’elles suscitèrent), s’inscrivaient en même temps dans la continuité économique et idéologique de la géographie médiévale. « Nous sommes venus chercher des chrétiens et des épices », répondit Vasco de Gama aux marchands de Calicut.

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C’est pourquoi la route maritime africaine vers l’océan Indien fut balisée de repères, et soutenue par la lecture attentive des textes anciens comme des témoignages des voyageurs médiévaux et des sources arabes alors disponibles en Europe. La cartographie de l’océan Indien, au Moyen Âge et à la Renaissance, résulte de ces multiples sources. Elle voisine avec l’iconographie foisonnante des « merveilles de l’Orient », commune, pour une grande part, au monde chrétien et au monde musulman. À partir du XVIe siècle, l’activité des marins européens permet de compléter progressivement les cartes portulans, mais celles-ci sont encore largement tributaires des sources anciennes et de la géographie humaniste, qui s’illustre surtout dans la production imprimée. Les XVIIe et XVIIIe siècles sont l’âge d’or des Compagnies occidentales en Inde et en Asie du Sud-Est. La cartographie, qui accompagne l’exploitation commerciale de l’Orient, se fait plus précise et systématique. Mieux contrôlée et mieux diffusée, elle finit par s’imposer : l’héritage antique et médiéval, encore perceptible au XVIe siècle, finit par disparaître des cartes de l’océan Indien.
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