Minot Gormezano

Les séjours du corps

par Colette Garraud

 

L'image comme fin

On l’a vu, l’improvisation gestuelle induite, au fur et à mesure de son déroulement, par les caractéristiques du site et les conditions de l’expérience n’est absolument pas pensée comme une succession de poses pour la photographie, mais se trouve cependant incluse dans un dispositif dont la photographie est bien la finalité déclarée.
D’une certaine façon, le travail de Minot et Gormezano n’est pas sans analogie avec celui de certains protagonistes du Land Art, en particulier des marcheurs anglais, Richard Long et Hamish Fulton. Pour ceux-ci également la pratique artistique est tributaire de l’exploration de sites parfois lointains, et de la pratique de la randonnée – « no walk, no work » (Hamish Fulton). Celle-ci, accomplie dans des conditions qui peuvent être éprouvantes, est l’expérience fondatrice que le spectateur ne partage que par le truchement de la photographie. Mais si le corps, à travers la marche, joue un rôle fondamental – « mon corps est l’instrument de la mesure du monde » (Richard Long) –, il n’est jamais visible, sauf très rarement sous la forme d’une empreinte dans les vestiges d’un bivouac. Et si la photographie est bien au bout du compte constitutive de l’œuvre, elle garde un caractère de constat, se défiant d’une recherche esthétique, en particulier lors des tirages – « Je ne suis pas un photographe » (Hamish Fulton).
Dans La Ligne faite en marchant de Richard Long, pour citer un incunable de l’intervention dans un paysage, la photographie est bien le seul objet proposé, intra muros, au spectateur, mais l’aspect de l’œuvre demeure délibérément documentaire, affirmant par là un primat de l’expérience. Rien de tel dans le travail de Minot et Gormezano, dont les photographies résultent de choix esthétiques affirmés. On peut dire que le partage est ici équitable entre l’expérimentation in situ et la réalisation d’un pur objet photographique, travaillé dans toutes les étapes de sa réalisation, dont la matérialité est encore soulignée par le recours aux grands formats dans les tirages originaux, et pour la plupart uniques.
 
C’est dans les photographies prises à Varengeville, en particulier la série des Limons, que s’observe le passage, en 1984, d’une prise de vue « au 24 x 36 » en vision directe (c’est encore le cas du premier triptyque) au négatif carré de format « 6 x 6 » et à un appareil de type Reflex. Les conséquences de ce choix sont importantes et vont bien au-delà d’une meilleure qualité des images du point de vue de la définition.
Elles concernent tout d'abord le cadrage. Le moment de la prise de vue est considéré par les deux artistes comme déterminant. Bien sûr, un choix est opéré parmi les négatifs (environ quatre cents tirages agrandis à partir de près de sept mille clichés), mais le recadrage est scrupuleusement évité, car il invaliderait à leurs yeux l'expérience vécue. La règle ne supporte guère que de très rares exceptions, lorsqu'il s'agit par exemple de donner tout son poids événementiel au redressement du corps, comme aspiré par la verticalité d'un défilé rocheux (Antres I, 1985).
On n’est pas loin, avec ce respect du négatif, des principes de la « photographie objective » d’un Edward Weston, un nom qui revient souvent dans la conversation de Minot et Gormezano, avec ceux de Minor White et surtout d’Ansel Adams, tant il est vrai que leur intérêt se porte davantage vers l’histoire de la « photographie pure » que vers celle de la « photographie plasticienne », ainsi que Dominique Baqué a pu désigner la photographie utilisée par les artistes. Weston excluait en effet toute retouche ou manipulation « ce qui est une manière de dire, note Rosalind Kraus, que l’autorité présumée de la photographie se situe dans sa valeur de vérité ». Au demeurant, le format carré favorise une organisation de la vision centrée sur le corps, comme si la nature tout entière infléchissait ses formes à son contact.
Gilbert Gormezano souligne les implications de la technique choisie – mais en matière de photographie, la technique ne va pas sans sa doublure symbolique. D’une part ce « moment aveugle » de la prise de vue (du fait de l’obturation du viseur lors de l’ouverture du diaphragme) que rend particulièrement sensible la surface importante de l’image. D’autre part la « vision de cœur », appareil posé sur la poitrine, dans une posture de recueillement, le regard fixé sur le reflet et détourné du réel. Le photographe, écrit Serge Tisseron « est aussi celui qui s’incline devant les mystères du monde en s’associant imaginairement aux grands moments de sa transformation. Avec les appareils à visée ventrale, le photographe est d’ailleurs obligé de s’incliner devant ce qu’il photographie comme dans un salut oriental ! »
Aujourd’hui, pour des œuvres non encore montrées, Gilbert Gormezano utilise une chambre de reportage, dans laquelle l’image est non seulement inversée, mais retournée, ce qui accentue encore l’écart au réel et invite à une reconstruction mentale, ainsi qu’à une plus grande contemplativité. Il attache une importance toute particulière aux textes très techniques d’un Ansel Adams, pour qui la prise de vue est déjà une interprétation et pour qui le soin apporté au tirage s’avère essentiel : on connaît les célèbres formules sur la photographie comme « concept » et le négatif comme « partition ». Le fait que le nom du photographe soit par ailleurs lié à la politique de conservation de la nature sauvage dans les parcs nationaux américains et que ses images allient l’extrême précision recherchée par les membres du groupe f/64 à la célébration (« révélation, expression et perpétuation ») de cette nature grandiose est également déterminant.
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