Minot Gormezano

Les séjours du corps

par Colette Garraud

 

Formes de la terre

Parmi les premières séries, où l’on voit le dispositif se mettre en place, les Empreintes réalisées dans les entrepôts du quai d’Austerlitz, sous des bâtiments appartenant à la batellerie, donnent l’exemple de la métamorphose d’un lieu par le cadrage qui le rend anonyme en même temps qu’il en exalte la plasticité. L’espace couvert ouvre d’un seul côté sur le fleuve et ménage une lumière rasante. Le corps, à mesure qu’il semble se dégager d’un linceul, creuse, dans sa rotation animale, une sorte de bauge dans le sol limoneux, travaillé par des milliers d’empreintes de pas, et le bras qui se tend dessine de vastes cercles. Quand on regarde aujourd’hui ces images, dont le format et la définition ne satisfont sans doute plus les artistes, on y trouve les prémices de toute l’œuvre : dans un même mouvement, l’accès à la nudité et à la lumière – jusqu’à une brève apparition du visage aux yeux clos, qui restera pourtant encore longtemps dissimulé – une dramaturgie mystique invoquant mort et renaissance, une relation fusionnelle à la matière cherchée aveuglément par le corps, mais que la photographie décompose en images fixes et choisies, sculptées par le clair-obscur.
Le choix de ce lieu intermédiaire s’inscrit dans le mouvement qui conduit les artistes d’un intérieur abandonné exploré en 1983, en passant par l’espace ouvert d’un cimetière, vers les environnements naturels qui vont désormais dominer toute l’œuvre.
Tout d’abord, le corps rôde au plus près des sols et des talus, se colle aux parois, se love dans les anfractuosités, s’adonne à l’exploration des falaises, grottes, chaos, lits de torrent, vasques, cuvettes, gorges et défilés, et de toutes les formes que génère l’érosion, pour un éloge ininterrompu de la terre, dans une obstination somnambulique. Ce sont, dans une période particulièrement féconde, entre 1983 et 1988, les séries des Limons, Émergences, Chaos, Antres et Géodes.
Nombreuses sont les images où les falaises, les creux de roche envahis d’une eau troublée par la marée d’équinoxe, le sable constellé de galets dans les grottes basses où l’on ne pénètre qu’en rampant, tout vient désigner une mer proche, que l’on aperçoit à peine quelquefois dans le haut de l’image. Il faudra attendre les Métamorphoses pour que la figure tendue vers le ciel se dresse devant l’horizon marin.
Les formes que prend la pierre polie et creusée font parfois songer aux sculptures d’Henry Moore, que Minot et Gormezano admirent assez pour avoir souhaité, sans y parvenir, réaliser quelques actions auprès d’une de ses œuvres installée dans Hyde Park. À l’inverse, les Émergences montrent un environnement minéral « à la Mantegna », sombre, aux arêtes aiguës, profondément griffé, qui contraste avec la blancheur du corps lointain, agrippé aux aspérités coupantes, mais, là encore, la mer n’est guère signifiée que par les colonies de patelles à la base de la paroi.
Tantôt, vu de loin, dans les gorges du Tarn, d’un même gris piqueté que la roche, le corps caméléon se fond dans le paysage. Tantôt, à l’inverse, il se dresse, par le jeu du point de vue, comme une montagne, au premier plan du Chaos, l’Hom sur le causse Méjean : un des rares sites nommés avec précision, parce que c’est justement le lieu-dit, repéré sur une carte, qui a attiré les artistes. La monumentalité de la figure s’arrachant à demi à la matière fait songer aux géants des jardins maniéristes, ainsi qu’au non finito des figures de Michel-Ange et de Rodin. De même que les Antres et Géodes rappellent ces grottes de la renaissance tardive, aux formes incertaines, entre la genèse et la ruine, célébration de la nature et de la féminité. À Fontainebleau, on l’a vu, ce sont les points de contacts avec les blocs qui déterminent le déploiement de la figure. Alors que, dans le Val d’Enfer, près des Baux-de-Provence, où la roche incrustée de coquillages garde la mémoire d’une mer disparue, Pierre Minot, nouveau Sisyphe, s’arc-boute contre un énorme bloc.
 
Parmi les séries « géomorphologiques », Pierres d’eau est l’une des rares où l’enchaînement des images respecte la continuité d’une marche, elle-même redoublant le parcours d’un ruisseau, tantôt rapide et tantôt apaisé, à travers les éboulis. La sensation qui guide le mouvement ici est moins tactile que sonore. À plusieurs reprises, c’est l’écoute de l’eau, en particulier de l’eau invisible sous les amas rocheux, qui dicte la posture du corps.
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