Minot Gormezano

Les séjours du corps

par Colette Garraud

 

L’épreuve des limbes

La fréquentation de la matière n’est cependant pas sans risque lorsque le corps s’aventure au royaume de l’obscur, de l’opaque et de l’épais. Quand il se recroqueville comme une momie précolombienne sous les bandelettes torsadées et les linges plâtreux , qu’il gît sous une carapace terreuse qui se desquame par plaque, ou qu’il émerge douloureusement, vieil enfant hébété, androgyne aveuglé, d’une gangue de plâtre juste avant qu’elle ne durcisse (Le Rêve d’Icare).
L’informe engendre la monstruosité d’un visage camus, idole sauvage aux yeux protubérants et aux pupilles creuses. Couché sur le côté avec un geste d’orant, l’homme emmailloté semble à peine exhumé d’une tombe sans âge. Les membres blanchis et grossièrement moulés rappellent les plâtres de Pompéi. Tant de pathos, soudain, et d’expressionnisme violent, surprennent.
On rappellera ici que Pierre Minot a quelque temps fréquenté le Butô (en particulier lors d’un stage avec Carlotta Ikeda). De ce « théâtre de la révulsion », dont on sait qu’il a été initialement lié au paysage avant de revenir à la ville et à la scène, et qui porte la mémoire de Hiroshima, il est possible que les artistes se soient souvenus ici. L’arrachement à la gangue toujours recommencé, les carapaces de boue qui ne cessent de se décoller dans une mue perpétuelle, rappellent peut-être que pour le danseur Butô, même nu, il y a toujours des écailles à enlever.
La gestualité s’accorde aussi avec ce que disait Baudrillard du Butô : « Au lieu d’essayer de remplir un espace abstrait comme le fait la chorégraphie occidentale, il faut rapatrier tout l’espace dans le corps et ceci au prix d’une nudité insensée, suppliciée, jamais voluptueuse et donc cruelle pour notre imagination sensuelle. » Gestualité qui retrouve « l’obscénité tragique des singes ».
Les deux artistes, au moment ou fut réalisée la série du Rêve d’Icare étaient aux prises avec un chantier de rénovation d’importants corps de bâtiments sur les monts du Beaujolais, lieu de vie et de travail auquel ils ont donné le nom de Terres de Ciel. Le sentiment de la lourdeur, de la lassitude, de l’immersion dans une matière indocile, envahissante, n’est pas étranger à cette obsession de l’informe et du plâtreux.
On notera cependant que, dans ce théâtre souvent mortifère, l’idée de la renaissance domine l’organisation des triptyques. Le thème de la résurrection des morts s’impose d’autant plus que certains gisants évoquent une figure christique. Parfois, on s’imagine traverser toute l’histoire de la statuaire, des effigies royales égyptiennes aux bras croisés sur les épaules jusqu’à l’expressivité baroque d’un corps tordu sous les voiles, les pieds croisés comme sur un crucifix, mais vivant. Dans nombre de scènes s’esquisse ainsi la possibilité d’une victoire sur l’empire du boueux.
 
Une image du Rêve d’Icare semble s’opposer à toutes les autres : celle où le « corps-estompe » ou plutôt, car là encore les mouvements d’effacement et de surgissement se répondent et s’échangent, le « corps-esquisse », à la fois enfantin et fantomatique, semble s’affranchir de la matière qu’il traverse avec une légèreté de passe-muraille, tandis que les traces rayonnantes laissées par les gestes du recouvrement dessinent autour de la figure une sorte de gloire. Cette image anticipe surtout sur le caractère abstrait et sur la luminosité de la série La Nuit, le Jour, qui prolonge la thématique de la seconde naissance et de la traversée des limbes, tout en prenant le contre-pied, de façon saisissante, de l’iconographie, chargée à l’extrême, des séries précédentes.
 
Si les artistes évoquent le mystère de la bouillie organique à l’intérieur de la chrysalide, dont émerge l’imago, les photographies semblent plutôt des épures où les coques de papier nervurées luisent comme des lampes japonaises.
Visible en ombre chinoise à travers la membrane transparente, l’être à venir, le plus souvent indistinct, livre un instant un profil méditatif. Chambre claire ou chambre noire, l’alvéole est un laboratoire où s’opèrent les transmutations étranges qui président à l’apparition de l’homme nouveau, et dont la révélation photographique est déjà une métaphore, tant il est vrai que ces formes « ne viennent pas seulement de la rencontre de l’ombre et de la lumière, elles naissent dans l’intimité de chacune et de leur puissance matérielle ».
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