Minot Gormezano

Entre ciel et terre

par Bertrand Vergely

L’art rétablit la splendeur originelle de la nature contre la déchéance mondaine.
Jean Grenier

La métamorphose empêchée


L’œuvre de Pierre Minot et de Gilbert Gormezano qui s’offre à nos regards est l’histoire d’une métamorphose. Elle raconte le passage de l’ombre à la lumière à travers une entrée dans les profondeurs de la terre, entrée qui est en même temps une rentrée dans les profondeurs de soi-même afin d’y faire naître non pas simplement un homme, mais un être de lumière et de liberté, ainsi que le montrent les images finales.
La métamorphose est souvent entendue comme le passage d’une forme dans une autre. On oublie qu’elle signifie aussi transfiguration, mise en pleine lumière. Ce que montre bien la transfiguration du Christ au mont Thabor, lorsqu’il apparaît en pleine lumière à ses disciples. C’est ce sens lumineux de la métamorphose que l’on trouve dans le travail de Pierre Minot et de Gilbert Gormezano. Parcours singulier, poursuivre une transformation, qui plus est lumineuse, étant peu courant.
La notion de transformation n’est pas toujours vécue d’une façon heureuse. Le plus souvent, elle fait peur, changer passant pour un désordre, une désorganisation.
Mircea Eliade rappelle dans Le Mythe de l’éternel retour la peur que l’on trouve dans le monde mythique à l’égard du temps et de la mort. Le temps n’est-il pas ce qui corrompt tout ? Et la mort qui transforme le corps en cadavre avant de le décomposer en une charogne puante, pour reprendre la description que Baudelaire en donne dans son poème « La charogne », n’est-elle pas l’ultime et terrifiante corruption dévoilant d’une façon implacable la vérité de toute transformation ?
Le monde mythique a refoulé l’idée de transformation afin de se prémunir contre l’horreur de la décomposition provoquée sur le corps par la mort. À la corruption, il a opposé la conservation. À l’image d’un monde violé, défiguré, dégradé par le temps et la mort, il a substitué un espace, un temps, une vie, sacrés parlant de permanence, d’ordre, de retour périodique de la vie plus fort que le temps et la mort. La culture l’a emporté sur la nature. Le rite a remplacé la vie. Le mythe est devenu le fond des choses. On ne s’est plus mis à vivre le temps et la mort, mais un récit.
L’idéalisme spontané qui se trouve en chacun de nous a conservé une partie de ce réflexe archaïque. Nous sacralisons certains objets, certains moments, certains lieux, certaines personnes, certains sentiments, certaines idées. Cela nous aide à vivre. En nous disant que certaines choses subsisteront après nous, nous nous survivons à nous-mêmes par procuration. Nous sauvons ce que nous croyons pouvoir l’être de nous-mêmes en utilisant telle ou telle médiation, tel ou tel médium, promu au rang de messager de nos rêves, de nos espoirs et de nos nostalgies.
Chacun a son musée imaginaire, sa collection de fétiches et de souvenirs, pour traverser l’existence. Le pharaon emmenait des traces de l’ici-bas dans son voyage vers l’au-delà. Nous faisons l’inverse. Nous transposons l’au-delà ici-bas en immortalisant nos fétiches et nos souvenirs, afin de vivre comme si tout devait durer toujours.
La religion, la culture, l’art, la philosophie, ont beaucoup contribué à construire nos musées imaginaires. Ils y contribuent encore en nous faisant croire à une certaine intemporalité de nos croyances, de nos représentations, de nos œuvres ou de nos idées. Ils nous aident à oublier le temps et la mort, à supporter le néant potentiel que nous portons en nous. D’où la fonction consolatrice et thérapeutique des objets idéels et immatériels dont nous peuplons nos regards afin de rendre l’existence tolérable. Mais d’où aussi la limite d’un tel geste. Une médecine est souvent un poison. Et ce n’est pas parce que l’on empoisonne un poison que le poison cesse d’être pour autant un poison.
Fuir n’est pas vivre et vivre n’est pas fuir. On peut se perdre à vouloir se conserver. « Qui voudra conserver sa vie la perdra », rappelle l’Écriture. Le sage qui ne se soucie pas de ses propres intérêts voit ses intérêts conservés, rappelle Lao Tseu. Phrase énigmatique, parce que multiple en son sens, mais dont on peut toutefois lever un coin du voile en soulignant que l’on ne peut pas ruser avec le temps et la mort en se croyant plus forts qu’eux.
Quand on fuit le temps et la mort en s’efforçant d’arrêter ceux-ci par une sacralisation de certains objets du monde, on a, comme on dit, une attitude négative. On se situe contre et non pas pour. On n’affirme pas. On nie. On ne fait pas face. On bat en retraite. On ne cherche pas à faire vivre. On cherche à échapper à la vie. Et ce faisant, au lieu de dépasser la corruption et la mort, on finit par les intérioriser. D’où la sage invitation à ne pas conserver sa vie, afin de ne pas la perdre.
Vivre ne se vit pas en étant à l’extérieur de la vie, mais à l’intérieur de celle-ci. L’expression « être dans la vie » traduit bien cette attitude. La conservation est tout l’opposé. On conserve la vie quand on est à l’extérieur de celle-ci pour se l’approprier et en faire une chose. Sans vie, la vie n’est plus que l’ombre d’elle-même. Soi-même, hors de la vie, on est sans repère. On est alors perdu. Et comme on l’est, on perd le monde autour de soi en se perdant soi-même.
Le sacré peut devenir un tombeau et, avec lui, la culture, l’art, la philosophie. Se pose alors l’urgence d’une transformation.
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