Minot Gormezano

Triptyques « au corps »

par Thierry Grillet

Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !
Anna de Noailles, Le Cœur innombrable

Résonances

« C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture.» Cette réflexion de Merleau-Ponty dans L’Œil et l’esprit pourrait, sans rien perdre, s’appliquer à l’œuvre photographique de Minot-Gormezano. Toutes les images, produites durant les vingt dernières années, catapultent, dans un face-à-face sans ménagement, le corps du photographe mis à nu, exposé aux éléments et aux intempéries dans une nature sauvage. Anfractuosités des roches, creux des vallons, cônes de déjection de limons anciens, surfaces caillouteuses, marmites de terres boueuses : la chair tendre est affrontée à la rugosité du monde. Et, comme un Robinson, docile anachorète dans une nature immense, sans autrui et sans urbanité, ce même corps gît. Petit Poucet perdu et protégé, tout à la fois, par une nature hors d’échelle, ou bien figure abandonnée aux éléments, pâte humaine saisie dans une poigne de pierre ou molle flaque de chair baignant dans une mare laiteuse, il quête, dans une radicalité extrême, le corps à corps cosmique.
Corps non identifié – corps sans visage, et parfois même sans tête – ou bien corps à identité différée. Cet étrange duo (Pierre Minot et Gilbert Gormezano) devenu « le » photographe Minot-Gormezano forme une entité unique, homme dissocié doté d’un corps, d’une part, et d’un œil, de l’autre. Cette dissociation n’est pas sans incidences sur l’œuvre. Comment, en effet, l’expérience corporelle dans laquelle une partie de l’entité est engagée peut-elle être mise en parallèle avec l’expérience visuelle nourrissant l’autre ? Il faut bien accepter et se convaincre que l’être ainsi dissocié ne peut que projeter, dans toute image qu’il crée, du jeu et de l’ambiguïté.
 
Les triptyques de la série La Mémoire hante le ciel paraissent d’ailleurs devoir répercuter cette discordance première. Ne serait-ce que par le titre, si paradoxal, porté par des clichés où ne pointe nul morceau de ciel ou de nuage ! Tous ces corps nus, enfouis dans des sols divers, ou enveloppés d’une sorte de linceul, sont-ils des fantômes ou des enfants de la terre ? Faut-il y voir les signes de l’embaumement ou ceux de la résurrection ? Que dévoile donc ce zoom de l’accouchement de la terre-mère, de la scène d’un Jugement dernier contemporain ? Cette indétermination sème le trouble dans le contenu de l’image et en contamine jusqu’à la lecture : le regard découvre, en effet, un corps couché, mais mis debout, une sorte de levée du corps. En à-pic zénithal sur le sol, et sans échappatoire, l’œil percute l’horizon comme un mur ! Mais cette indécision ne résiste pas. Un cortège de cadavres se presse derrière l’image, comparable, en cela, à ces funérailles romaines où l’on portait en procession, à la suite du défunt, les imagines, les effigies des morts proches. Ainsi ces triptyques « au corps » entrent-ils en résonance avec bien d’autres figures. Comment ainsi ne pas y apercevoir, de façon presque subliminale, l’image de ces gisants médiévaux aux bras repliés sur le buste, de ces momies égyptiennes enveloppées dans leurs voiles, de ces cadavres anonymes découverts au cours de macabres fouilles, de ces poupées humaines pétrifiées par un nouveau Pompéi, de ces Christ déposés, crucifiés, de ces communards fusillés, couchés debout dans leurs cercueils… Telle est la loi de la survivance des images, le Nachleben, pour reprendre une catégorie élaborée par l’historien des formes Aby Warburg. C’est comme si tous les défunts s’étaient donné rendez-vous dans ce corps. Un corps pour mémoire, en mémoire de tous les autres. Un corps anonyme pour figurer la mort, une fois pour toutes. L’affirmation, cohérente avec la civilisation chrétienne, de l’évidence de ce corps qui vaut pour tous : « Ceci est mon corps. »
 
Ce travail, réalisé au printemps 1992 dans les conditions climatiques d’un espace situé à huit cents mètres d’altitude, au lieu dit « Terres de Ciel », fait suite à de nombreux voyages en Inde. C’est d’ailleurs au cours d’une de ces pérégrinations, quatre ans plus tôt, aux sources du Gange que « le » photographe décide de quitter la ville et de s’installer au plus près de la nature, dans une ancienne fabrique en ruines du Beaujolais. Est-ce l’expression hyperbolique de ce tropisme de l’installation, mais c’est à cette époque qu’apparaît le désir – tel qu’il l’exprime – « d’être enfoui dans la matière naturelle, ou même artificielle, au sein de laquelle on devait faire l’expérience de l’immobilité absolue jusqu’à éprouver le besoin, physique, de bouger et de se dégager. De Naître ». Pour le duo, adepte du yoga, cette immobilité pouvait être préservée une heure durant, « dans la posture dite du cadavre, et ce jusqu’au moment où le corps se refroidissait, où les articulations se raidissaient ». La photographie saisit donc la transition (ne fixe-t-elle pas des « transis » ?) de l’immobilité au mouvement et renoue, en passant, avec ces chronophotographies d’Étienne-Jules Marey qui réalisent la décomposition du mouvement rapide et font voir ce que jamais l’œil humain n’avait pu voir. Les triptyques de Minot-Gormezano, quant à eux, font assister, en trois poses, à cet événement peut-être encore invu, du lent remuement de l’être, à cet élan ralenti qui le pousse à sortir imperceptiblement de l’immobilité.
Cette série de triptyques – un mode de représentation autrefois réservé, surtout aux XIVe et XVe siècles, à la peinture votive – consacre une aventure existentielle que ne saurait résumer l’œuvre qui s’en déduit. Mais à quel culte sont-ils donc dédiés : à celui de l’art ou à celui de la vie ? Ni à l’un ni à l’autre ; mais à la conjonction des deux, à travers des expériences, vécues comme autant d’épreuves, où s’exprime la volonté de dépasser la production d’une œuvre, et d’y substituer des gestes propres à déclencher de nouveaux états de conscience. Cette seconde nature de l’activité de Minot et Gormezano pourrait les apparenter aux apôtres d’un art « hors limite », s’ils n’étaient inspirés par une démarche moins contestataire que spirituelle. À cet égard, elle serait sans doute moins éloignée de celle d’un Richard Long, ce maître du Land Art, dont les étapes et épreuves des randonnées « aux déserts » sont documentées par des séries de photographies – seuls restes de l’expérience. Mais la beauté formelle des triptyques « au corps » interdit d’y voir un simple mémorial ; car l’expérience n’est vécue dans sa complétude que lorsqu’elle aboutit à l’image. Loin d’être la cendre de l’événement, la photographie en constitue le second foyer, susceptible d’en reconduire la présence et l’intensité.
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