Minot Gormezano

Triptyques « au corps »

par Thierry Grillet

 

Visibilité

Est-ce pour contraster et échapper à l’enfermement binaire du duo que l’œuvre s’est incarnée, par prédilection, dans le triptyque ? Plus habituelle en peinture qu’en photographie – celle-ci se complaît davantage dans la succession ou la série –, cette représentation en trois temps exporte une part de la sacralité propre au retable vers les clichés de Minot-Gormezano. Une part de sa syntaxe aussi. Soit trois panneaux ; espacés, leurs objets se distinguent, mais, composés, ils se construisent également à travers de fortes articulations. Étrange syntaxe en vérité qui convertit la rupture, la syncope, en un complément, qui fait de l’espacement entre les cadres l’espace, potentiellement plein, de la représentation.
L’étrange qualité de l’espace qu’engendre le triptyque tient à ce que ses entre-deux panneaux donnent le sentiment d’englober le visiteur, et lui font éprouver cette suffocation photographiée, pour peu qu’il cède aux effets de ce dispositif visuel. C’est comme si la matière débordait l’espace de la représentation pour se répandre et envahir celui de l’exposition. Et puis il y a ce qui enveloppe le corps du modèle, et qui apparaît dans l’ordre d’une progression conduisant du végétal au minéral : mousse, plâtre et glaise. Du plus poreux au plus imperméable, rendant sensible ainsi la plus grande difficulté du dégagement, dessinant presque la courbe montante d’un attachement ambigu : s’agit-il d’un enveloppement ou d’un emprisonnement ? Question qui redouble, en la dramatisant, cette autre série de triptyques qui mettent en scène le même corps, dans la même progression, mais enveloppé dans du papier de soie : le voile est-il suaire enrobant la dépouille mortelle, ou membrane translucide protégeant une existence larvaire ? Ambiguïté qui se niche jusque dans le terme de larve, puisqu’il désigne en latin la figure du spectre.
 
Le triptyque, au contraire de l’image solitaire, fait circuler le regard entre les différents panneaux. Avec, traditionnellement une hiérarchie qui réserve au sujet majeur – Crucifixion, Pietà, Vierge à l’Enfant, Agneau mystique… – le panneau central et destine les panneaux latéraux aux compléments – donateurs, foule, épisode annexes. La contemplation est ainsi contrainte dans l’espace clos d’un véritable temple du regard. Rien de tel avec les vues de Minot-Gormezano : aucune hiérarchie apparente ne guide l’œil, pas d’autre ordre que celui, chronologique, d’une lecture convenue, de gauche à droite. La représentation est ouverte aux deux extrémités. Elle n’est plus qu’une séquence au défaut de laquelle l’imagination du spectateur pourrait suppléer, en amont ou en aval. Pas de temple donc, mais, plus ordinairement, un segment d’une histoire.
La perception, ainsi déterminée, est également conditionnée par la taille des panneaux : à échelle humaine, leur monumentalité impressionne. Leur frontalité, sans compromis, leur stricte proportionnalité au corps en font également les possibles miroirs à trois faces de la condition humaine. Image fantomatique et miroitante de la vérité toute nue d’êtres mortels, appelés à retourner au cycle des transformations naturelles. Ces corps couchés debout qui font violemment face ont quelque chose de ces memento mori, de ces vanités aux formes du baroque napolitain qui rappellent à la précarité de l’existence.
Cette construction des apparences oriente la lecture en faisant de cette unique et obsessionnelle narration – la sortie de l’immobilité – une sorte de récit premier. Quel Adam sans Dieu se lève donc ainsi ? Quel Golem d’argile est donc en train de se réveiller ? On ne sait. Tout au plus, le triptyque atteste qu’une forme, plongée dans la terre comme dans une enveloppe larvaire (explicite dans la chrysalide de papier de soie), se tord, se crispe et ne s’arrache pas sans regret à la terre. Cette série, à travers l’effet de loupe soudain appliqué sur le bonhomme blanc, jusque-là aperçu lové ou noyé dans le paysage, constituerait presque la clé d’entrée de l’ensemble de l’œuvre.
Loin d’approfondir, dans le détail, cette confrontation spectaculaire et pittoresque entre le sujet (nu) de la photographie et le paysage, elle congédie la nature objectivée par le regard pour découvrir le vrai rapport qui lie l’un à l’autre : lien de filiation qui s’affiche dans cette natura naturans, énergie de principe à travers laquelle les êtres et les choses adviennent et se transforment. Comme un Courbet métaphysique et photographique, c’est donc L’Origine du monde qui se découvre dans l’image. Une origine à partir de laquelle la vie émerge tout autant par solidification de la matière que sous l’effet de la transition larvaire de la chrysalide – réduction préalable à la « bouillie » avant recomposition ! Mais l’une et l’autre conduisent toutes deux à l’image. D’ailleurs, l’imago ne désigne-t-il pas, en biologie, « la forme adulte définitive de l’insecte sexué à métamorphose ? ». Une image vivante comme un papillon qui déploierait ses ailes…

Ces triptyques pointent donc, au terme de ce qu’ils réfléchissent, le procès de maturation de l’image et travaillent à mettre à l’épreuve la photographie elle-même, dans sa capacité (miraculeuse) à capter l’imperceptible mouvement de la vie. Est-ce l’inconscient visuel de ce triptyque ? Mais la photographie fut créditée, à travers l’épisode du suaire de Turin, du pouvoir, déjà, de saisir et de conserver dans ses tissus l’empreinte quasi photographique du flash de la résurrection ! La sindonologie (l’étude du suaire) a d’ailleurs creusé cet espoir exorbitant que la photographie servirait ainsi à traquer précisément ce qui se dérobait au regard, qu’elle était à la croisée du visible. C’est bien ce point aveugle de la perception que fixent les triptyques de Minot-Gormezano. Ils mettent face au spectacle de la forme surgissant de l’informe, de l’invisible devenu visible, de l’absence convertie en présence, du volume relevant la surface plane. Sans doute, en passant, rencontrent-ils la question de l’esthétique à travers deux arts dissemblables – la sculpture, avec ses matériaux privilégiés, le plâtre et la glaise (ces corps s’arrachant à la matière font penser aux Prisonniers de Michel-Ange), et le dessin, puisque la série se prolonge et se décline également dans une version « dessinée ». Le corps photographié oscille ainsi entre un devenir volume et un devenir trait. Logique de la matière et du contour que paraît devoir réconcilier la photographie.
Entre ces deux dimensions, la photographie s’expose ainsi, déplie ce qu’elle a de plus intime et de plus merveilleux : le processus de révélation, de solarisation, qui tire le corps photographié de l’obscurité de la matière à la lumière du dehors. Leçon d’anatomie qui désosse la photographie elle-même et fait de cette série une méditation sur la « visibilité », sur le passage de la boue originelle, informe chair du monde, à la mise au jour, à la mise au monde d’une forme, corps enfin donné à voir.

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