De l’esprit du commerce

Montesquieu, 1748

 

L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.

Mais, si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font, ou s’y donnent pour de l’argent.

L’esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres.

La privation totale du commerce produit, au contraire, le brigandage, qu’Aristote met au nombre des manières d’acquérir. L’esprit n’en est point opposé à de certaines vertus, morales : par exemple, l’hospitalité, très-rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands.

C’est un sacrilège chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelqu’homme que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exercé l’hospitalité envers un étranger, va lui montrer une autre maison où on l’exerce encore, et il y est reçu avec la même humanité. Mais, lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l’hospitalité leur devint à charge. Cela parait par deux lois du code des Bourguignons, dont l’une inflige une peine à tout barbare qui irait montrer à un étranger la maison d’un Romain ; et l’autre règle que celui qui recevra un étranger sera dédommagé par les habitants, chacun pour sa quote-part.

Montesquieu (1689-1755), De l’Esprit des lois, 1748. Livre XX, chapitre II.
Texte intégral sur Gallica : Firmin-Didot frères, fils et Cie (Paris), 1857
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