Mémoires d'un esclave
Frederick Douglass, 1845
Né esclave dans les plantations du Maryland, Frederick Douglass (ca. 1818-1895) est devenu un homme politique et écrivain, une des grandes voix des abolitionnistes américaines. Publiés en 1845 avec un fort retentissement, ses mémoires constituent l'un des plus célèbres témoignages d'esclave.
Je suis né à Tuckahoe, près de Hillsborough, à environ 12 miles d’Easton, dans le comté de Talbot, Maryland. Je ne connais pas exactement mon âge, n’ayant jamais vu de document authentique qui le mentionne. Dans leur grande majorité, les esclaves en savent aussi peu sur leur âge que les chevaux sur le leur et c’est le vœu de la plupart des maîtres de ma connaissance de maintenir leurs esclaves dans cette ignorance. Je ne me souviens pas avoir jamais rencontré d’esclave qui pût donner sa date de naissance. Il est rare qu’ils en citent une plus précise que le temps des semailles, le temps de la moisson, le temps des cerises, le printemps ou l’automne. Le manque d’information sur ma propre naissance me fut une source de malheur dès l’enfance. Les enfants blancs pouvaient dire leur âge. Je ne comprenais pas pourquoi ce privilège m’était refusé. Je n’étais pas autorisé à poser la moindre question à mon maître sur le sujet. Il considérait toute demande de cette sorte inconvenante et impertinente venant d’un esclave, et la preuve d’un esprit agité. La meilleure estimation me donne maintenant entre vingt-sept et vingt-huit ans. J’arrive à ce chiffre parce que j’ai entendu mon maître dire, au cours de l’année 1835, que j’avais environ dix-sept ans.
Ma mère se nommait Harriet Bailey. Elle était la fille d’Isaac et de Betsy Bailey, tous deux gens de couleur, et très foncés. Ma mère avait le teint plus sombre que ma grand-mère et mon grand-père.
Mon père était un homme blanc. Tous ceux que j’ai entendus parler de mes parents en convenaient. Le bruit courait aussi que mon maître était mon père mais de la justesse de cette opinion j’ignore tout ; le moyen de savoir m’était confisqué. Ma mère et moi fûmes séparés quand je n’étais qu’un nourrisson – avant que je sache qu’elle était ma mère. C’est une coutume répandue dans la partie du Maryland dont je me suis enfui de séparer les enfants de leur mère en bas âge. Souvent, alors que l’enfant n’a pas atteint son douzième mois, on lui enlève sa mère qu’on loue dans une ferme très éloignée et on le confie à une vieille femme trop âgée pour travailler aux champs. Pourquoi cette séparation ? Je l’ignore, à moins qu’on ne cherche à empêcher l’affection de l’enfant pour sa mère de se développer et à émousser et à détruire l’affection naturelle de la mère pour son enfant. Car tel en est le résultat inévitable.
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