Traite des nègres

Article de l'Encyclopédie, 1751-1780

 

On dira peut-être qu'elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l'on y abolissait l'esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? Il est vrai que les bourses des voleurs des grands chemins seraient vides, si le vol était absolument supprimé : mais les hommes ont-ils le droit de s'enrichir par des voies cruelles et criminelles ? Quel droit a un brigand de dévaliser les passants ?
À qui est-il permis de devenir opulent, en rendant malheureux ses semblables ? Peut-il être légitime de dépouiller l'espèce humaine de ses droits les plus sacrés, uniquement pour satisfaire son avarice, sa vanité, ou ses passions particulières ? Non... Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux !
Mais je crois qu'il est faux que la suppression de l'esclavage entraînerait leur ruine. Le commerce en souffrirait pendant quelque temps : je le veux, c'est là l'effet de tous les nouveaux arrangements, parce qu'en ce cas on ne pourrait trouver sur-le-champ les moyens de suivre un autre système ; mais il résulterait de cette suppression beaucoup d'autres avantages.
C'est cette traite des nègres, c'est l'usage de la servitude qui a empêché l'Amérique de se peupler aussi promptement qu'elle l'aurait fait sans cela. Que l'on mette les nègres en liberté, et dans peu de générations ce pays vaste et fertile comptera des habitants sans nombre. Les arts, les talents y fleuriront ; et au lieu qu'il n'est presque peuplé que de sauvages et de bêtes féroces, il ne le sera bientôt que par des hommes industrieux.

Louis de Jaucourt (1704-1779), article "Traite des nègres" de l'Encyclopédie, 1751-1780.
Retour vers le sommaire
haut de page