Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie

Montesquieu, 1748

 

On entend dire tous les jours qu'il serait bon que parmi nous il y eût des esclaves.
Mais, pour bien juger de ceci, il ne faut pas examiner s'ils seraient utiles à la petite partie riche et voluptueuse de chaque nation ; sans doute qu'ils lui seraient utiles ; mais, prenant un autre point de vue, je ne crois pas qu'aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort pour savoir qui devrait former la partie de la nation qui serait libre, et celle qui serait esclave. Ceux qui parlent le plus pour l'esclavage l'auraient le plus en horreur, et les hommes les plus misérables en auraient horreur de même. Le cri pour l'esclavage est donc le cri du luxe et de la volupté, et non pas celui de l'amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût très content d'être le maître des biens, de l'honneur et de la vie des autres ; et que toutes ses passions ne se réveillassent d'abord à cette idée ? Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes, examinez les désirs de tous.

Montesquieu (1689-1755), De l'Esprit des lois. XV, 9 :
"Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie", 1748

Texte intégral sur Gallica : Paris, Firmin-Didot frères, fils et Cie, 1857.
Retour vers le sommaire
haut de page