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Gustave Doré, paysagiste

« Le premier s’écriait : « Viens donc, viens donc, ô Mort… » »
« Le premier s’écriait : « Viens donc, viens donc, ô Mort… » »

© Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
« La personne qui sera chargée de reconstituer ma biographie peut d’ores et déjà noter que ce sont ces paysages qui suscitèrent en moi les premières impressions vivantes et durables, et qui déterminèrent donc mes goûts en matière d’art.»

« De ses doigts et de son imagination » : les paysages illustrés, peints et aquarellés

« Comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires. »
« Comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires. » |

© Bibliothèque nationale de France

Cézanne aurait déclaré au poète Joachim Gasquet vers 1900 :

Je n’aime pas la peinture littéraire […]. Et vouloir forcer l’expression de la nature, tordre les arbres, faire grimacer les rochers, comme Gustave Doré, ou même raffiner comme Vinci, c’est encore de la littérature.

Extrait du journal de Gustave Doré cité en anglais in Blanche Roosevelt, The Life and Reminiscences of Gustave Doré, New York, Cassell & Company, 1885, p. 43-44.

Les paysages de Doré présentés au Salon dans les années 1870 et 1880 ne correspondent pas à ces jugements. Cézanne songe plus probablement à La Légende du juif errant, à l’illustration de L'Enfer de Dante ou à tous les volumes dans lesquels Doré se plaît à animer la nature de manière plus ou moins fantastique. Son art du paysage est multiple, protéiforme. On trouve dans son œuvre des paysages satiriques, excentriques ou télescopiques, préhistoriques, bibliques, historiques ou cosmiques, féeriques, idylliques ou fantastiques, infernaux et célestes, sylvestres et alpestres, maritimes et sous-marins, urbains et ruraux, topographiques, touristiques ou imaginaires… Ils abondent dans ses illustrations, les hors-texte de grand format fonctionnant comme des tableaux, arrêtant le fil de la lecture au profit de la contemplation. Les éditions de Dante (1861 et 1868), Les Contes de Perrault (1862), Don Quichotte et Atala de Chateaubriand (1863), la Bible et Paradise Lost (1866), les Idylles de Tennyson (1867-1868), London: A Pilgrimage (1872), The Rime of the Ancient Mariner (1876), l’Histoire des croisades (1877), le Roland furieux (1879) et The Raven de Poe (1883) insistent parfois plus sur le décor naturel que sur les figures, traditionnellement porteuses de l’action. Atala est exemplaire à cet égard. Comme le dit Chateaubriand dans la préface de la première édition, « c’est une sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique : tout consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude, et dans le tableau des troubles de l’amour, au milieu du calme des déserts ». Par « désert », l’auteur entend la nature primitive, originelle, vierge de présence humaine. La forêt y joue un rôle central, tantôt silencieuse, tantôt animée : « Tout ici, au contraire, est mouvement et murmure », dit la légende d’une illustration où s’enracine un arbre cyclopéen, où s’accrochent lianes et lichens ; une nature gigantesque et parfois animée, qui a marqué les imaginations cinématographiques.

« C’est là que font leur nid les hideuses Harpies. »
« C’est là que font leur nid les hideuses Harpies. » |

© Bibliothèque nationale de France

La forêt et le bûcheron
La forêt et le bûcheron |

© Bibliothèque nationale de France

Doré excelle dans l’invention de formes naturelles anthropomorphes et surtout zoomorphes. Ce pouvoir d’imagination remonterait à son enfance. Âgé de sept ans à peine, il se serait échappé de la maison de campagne de son père à Barr et endormi dans la forêt du mont Sainte-Odile, lieu de légendes et de pèlerinages. « Le murmure des arbres, comme une lamentation, semblait lui faire reproche ; il voyait dans l’amoncellement des nuages un signe de mauvais augure et le rugissement du vent dans la vallée lui fit l’effet d’une meute de loups qui approchait. » Ses deux biographes, qui exploitent son journal inédit, ont bien retenu le message que l’artiste leur adresse indirectement :

« Cette partie de l’Alsace, très rustique, est particulièrement remarquable pour la beauté de ses paysages de forêt et de montagne. La personne qui sera chargée de reconstituer ma biographie peut d’ores et déjà noter que ce sont ces paysages qui suscitèrent en moi les premières impressions vivantes et durables, et qui déterminèrent donc mes goûts en matière d’art. »

Même reconstruites après-coup et amplifiées, ces anecdotes confirment l’importance matricielle de ce site pittoresque et légendaire, où Doré revient fréquemment se ressourcer et qu’il fixe dans plusieurs dessins, aquarelles et peintures. Ainsi, résidant au couvent Sainte-Odile en septembre 1866, il écrit à une destinataire inconnue :

J’ai beaucoup voyagé ; j’ai visité tous les pays de grandes montagnes, savoir les Alpes, les Pyrénées, les Sierras Nevadas. Eh bien je trouve que ces montagnes des Vosges, sans égaler ces dernières en élévation, leur sont supérieures sur tous les autres points. D’abord il n’existe nulle part de forêts aussi belles qu’ici. La végétation y est d’une richesse et d’un grandiose qui dépasse tout ce que j’ai vu. Les arbres y sont d’une élévation énorme […]. Les paysages de ce pays font songer à ces forêts enchantées que peint l’Arioste et aux jardins fabuleux du Tasse. Il semble que l’on se trouve dans ce milieu fantastique des romans de chevalerie.

Lettre de Gustave Doré à une femme, 19 septembre 1866, musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg, DOR 1992/3-027.
Souvenir de Loch Lomond
Souvenir de Loch Lomond |

© French & Company, New York

Lac en Écosse après l’orage
Lac en Écosse après l’orage |

© Photo Josse / Leemage

Les paysages de Doré font jouer deux lectures : l’une invite à la contemplation et l’autre conduit à la fable. Elles se déploient à leur tour entre deux pôles, l’un naturaliste et l’autre fantastique. Atala comme les éditions de la Bible, de Perrault ou de Tennyson tendent vers le premier tandis qu’une partie des illustrations des textes de Dante, de l’Arioste, de Coleridge ou de Poe tend vers le second, occupé par un ensemble de récits excentriques, chevaleresques et burlesques. On songe à La Mythologie du Rhin (1862), La Légende de Croque-Mitaine (1863) et surtout aux visions extraordinaires des Aventures du baron de Münchhausen (1862) : le soleil enrhumé clignant de l’œil, les pérégrinations sous-marines du héros, son trois-mâts, toutes voiles sorties, voguant au-dessus des flots vers la lune…

« D’autres étaient rangés en cercles et chantaient des chœurs d’une beauté inexprimable »
« D’autres étaient rangés en cercles et chantaient des chœurs d’une beauté inexprimable » |

© Bibliothèque nationale de France

Doré est également très tôt marqué par un autre territoire : celui des Alpes.

« Lorsque j’avais neuf ans, mon père fut nommé ingénieur en chef du département de l’Ain et, par un étrange hasard, sa mutation le fit passer d’une contrée vallonnée à une autre plus montagneuse encore. L’Ain est une belle province de la Savoie française entièrement située sur les contreforts des Alpes. Mon père était alors chargé de surveiller la construction de la ligne de chemin de fer devant relier Lyon à Genève. Il m’emmenait presque toujours avec lui dans ses déplacements professionnels, et nous allions souvent jusqu’aux confins de la Savoie et de l’Oberland. Comme on pouvait s’y attendre, cette éducation pittoresque qui fut la mienne dès mon plus jeune âge suscita chez moi un goût immodéré pour les montagnes et les paysages montagneux ; goût qui ne s’est jamais démenti jusqu’à aujourd’hui. »

Plusieurs proches du jeune artiste ont témoigné de sa passion pour l’alpinisme, partagée avec son frère Ernest. « Gustave m’effraie par ses excursions dans les glaciers […]. Les guides prétendent que ce sont deux chamois », écrit Mme Doré lors d’un séjour de deux mois dans les Alpes savoyardes et en Suisse, durant l’été 1853. L’excellente forme physique de Doré lui permet d’ailleurs d’aller sur le motif et de varier les points de vue d’altitude.

En 1851, il met en scène la figure du peintre dans le paysage dans deux histoires en images. Trois artistes incompris et mécontents débute avec l’ascension d’une montagne par les trois héros sur « le chemin de la gloire ». Arrivés au sommet, ils le « livrent au souffle de leur inspiration » (un coup de vent), puis « au terrain glissant de la rêverie » (ils dévalent une pente sur leur postérieur).

Planche 1 de « Trois artistes incompris et mécontens, leur voyage en province... et ailleurs, leur faim dévorante et leur déplorable fin »
Planche 1 de « Trois artistes incompris et mécontens, leur voyage en province... et ailleurs, leur faim dévorante et leur déplorable fin » |

© Bibliothèque nationale de France

Les Dés-agréments d'un voyage d'agréments(1851) raconte l’histoire de Mr Plumet, bourgeois à la retraite qui décide de visiter les Alpes et de les dessiner. Au cours de ses pérégrinations en Suisse, il s’étonne de voir une foule se précipiter dans les montagnes, avant de prendre connaissance de la raison de cette agitation : « Le célèbre Gustave Doré est dans les environs. » Mr Plumet rend alors visite à Doré en train de peindre un immense paysage : « Guidé par la voix secrète de la gloire, je trouvai le protégé de celle-ci dans un bas-fond sauvage. “Môssieu, et ami, lui dis-je enfin de l’accent le plus aimable, votre génie comique s’étend donc jusqu’à caricaturer le paysage.” À cet [sic] apostrophe que j’avais cru flatteur, ce fils de la gloire s’offusqua – Dieu ! que ces célébrités de Paris pâlissent à être vues de près. » Dans la scène suivante, Doré se dessine bottant les fesses de Mr Plumet. Mais ils se réconcilient peu après : « Je me trompai : ce jeune homme est doué d’un excellent cœur et d’une rare poésie. Le soir, il vit mon album et en fut si touché qu’il me conseilla de le publier chez Aubert à mon retour… ce que je ferai. » Dans cet album, la caricature des mœurs artistiques et touristiques donne lieu à une série de visions alpestres exceptionnelles car découpées par la lunette télescopique de Mme Plumet qui assiste de loin et de manière fragmentaire à l’ascension du mont Blanc par son mari.

« Première impression : ce n’était pas une belle mâtinée d’août... »
« Première impression : ce n’était pas une belle mâtinée d’août... » |

© Bibliothèque nationale de France

On appréciera la morale publiée à la fin de l’album : « Quoique ce livre ne soit pas une fable, on peut en déduire une morale d’une éternelle vérité : […] 4o Que les Alpes ont été, sont et seront toujours la plus belle chose qui soit au monde. 5o Que les albums de Gustave Doré tendront toujours à embellir la nature et la triste réalité. »

Le paysage, genre médaillé au Salon, ébranle la hiérarchie des genres et des valeurs 

Catastrophe au Mont Cervin
Catastrophe au Mont Cervin |

© Photo RMN (Musée d’Orsay) /photo Gérard Blot

Une dizaine d’années plus tard, Doré placera une nouvelle fois ses lecteurs dans une position télescopique en rendant compte d’un des épisodes devenus parmi les plus célèbres de l’histoire de l’alpinisme. Edward Whymper a vingt-cinq ans lorsqu’il conquiert, le 14 juillet 1865, le Cervin, l’une des dernières sommités invaincues des Alpes, face à une cordée italienne concurrente. Mais, à la descente, quatre coéquipiers sont précipités dans l’abîme après que la corde s’est cassée. Les récits de l’événement tragique se multiplient aussitôt dans la presse européenne, comme dans Le Monde illustré du 5 août qui, sous la plume d’un correspondant, présente un « croquis fait sur les lieux d’après les récits d’un des témoins oculaires » et l’article paru dans le Journal de Genève. Cette vision latérale de chute de la paroi rocheuse est aussi imaginaire que celles conçues par Doré en 1865 sous la forme de deux dessins lithographiés par Eugène Cicéri et de deux grands lavis aquarellés et gouachés. Dans l’une et l’autre version, la scène de la chute est montrée de près afin de mettre en évidence le moment dramatique où la corde se rompt (épisode litigieux qui, dans le récit que Whymper produit peu après l’événement, n’est montré que par des détails photographiés de la corde déficiente). Dessinateur et graveur, Whymper avait découvert les Alpes à l’âge de vingt ans dans le cadre d’une commande de l’éditeur Longman. Les points communs entre le dessinateur alpiniste anglais et le Français ont certainement dû frapper celui qui avait déjà montré un grand intérêt pour les scènes de chute, par exemple dans le Voyage en Espagne et dans « Les chasseurs à l’ours », lithographie parue dans le Musée français-anglais en 1857.

C’est précisément cette année-là que Doré tente vraiment de percer en tant que paysagiste au Salon, en présentant huit œuvres : Un torrent, souvenir des AlpesL’OrageSouvenir des VosgesSolitudeUn sommet de montagne dans les AlpesVue prise en AlsaceUn pâturage et Effet de soleil couchant dans les Alpes. Il s’agit de titres peu spécifiques, très courants dans l’œuvre de Doré (et de ses contemporains), qui ne permettent pas de recoupements assurés avec les œuvres connues dans les collections privées et publiques ni avec les reproductions photographiques de l’œuvre, par Goupil ou Micheletz par exemple, d’autant plus que les paysages exposés sont rarement décrits et commentés par les critiques. Peut-être certaines de ces toiles de 1857 faisaient partie de l’ensemble de sept paysages commandés par Charles Philipon aux environs de 1850, légués par lui au musée de Strasbourg. Dans tous les cas, le paysage permet à Doré d’aborder le genre le moins « illustratif » qui soit, et de se démarquer le plus possible de sa réputation naissante dans le domaine de l’édition.

Le jeune peintre prend exemple sur le maître du paysage alpestre, le Genevois Alexandre Calame, admiré en France pour ses grandes toiles comme L’Orage à la Handeck qui lui vaut la médaille d’or au Salon de 1839, décoré peu après, en compagnie d’un autre paysagiste genevois, François Diday, puis collectionné par Napoléon III qui lui achète à prix d’or Le Lac des Quatre-Cantons en 1853. Le paysage est en passe de devenir un genre médaillé au Salon et couru par le public, qui ébranle la hiérarchie des genres et des valeurs : autant de facteurs qui ne sont pas sans incidence sur les choix de Doré dans les années 1850, d’autant plus qu’il réussit à attirer l’attention d’Alfred Bruyas, avec le soutien de Courbet probablement. En 1857, le collectionneur de Montpellier fait l’acquisition du Soir, exposé au Salon de 1855 : paysage fluvial rhénan composé de peupliers, animé par une typique cigogne au premier plan. L’autre toile de Doré en possession de Bruyas, qui la lègue au musée de sa ville en 1868, pourrait correspondre au Lendemain de l’orage (montagnes des Alpes) présenté au Salon de 1852 : peut-être une vue de la vallée de Lauterbrunnen en Suisse centrale, un haut lieu de tourisme international. L’empreinte de Calame sera durable tout au long de la carrière de Doré : celui-ci va multiplier autant les vues en coulisse de torrents dévalant vers le spectateur, au milieu des éboulis et des sapins, que les panoramas contemplatifs de sommets saisis sous une lumière crépusculaire et les vues de plans d’eau lumineux entourés de montagnes. Globalement, son œuvre associe la finesse et la luminosité des vues du peintre genevois à la touche expressive et aux empâtements de Courbet.

Paysage montagneux
Paysage montagneux |

© Photo Musées de Strasbourg

Dès les années 1860, les paysages savoyards, suisses, italiens et vosgiens occupent les cimaises avec d’autres paysages aux intitulés plus génériques. Doré ne présente pas moins de douze paysages sur les quinze œuvres aux cimaises de la première exposition de la Société nationale des beaux-arts présidée par son mentor, Théophile Gautier, lors de sa création, en 1864 mais il n’a jamais exposé ses paysages pyrénéens. Nous sommes près d’un demi-siècle avant l’invention du « pyrénéisme » par Henri Beraldi, le grand spécialiste de la gravure en France. L’iconographie pyrénéenne, quand elle n’est pas ajustée aux canons de la peinture alpestre (Jules Coignet et sa Vue prise des Pyrénées au Salon de 1834), préoccupe encore peu les artistes et les collectionneurs, cela à la différence de l’Écosse que Doré présente dans la technique de l’aquarelle au Salon de 1878. Un vallon aux environs de Brœmar est suivi par deux toiles, Souvenir de Lock-Corron (1880) et Le Garry, torrent dans le Perthshire (1882).

Les mêmes œuvres circulent entre la Doré Gallery (depuis 1868) et le salon de la Société des aquarellistes français de 1879 à 1882. Présidée par Guillaume Dubufe, cette manifestation parisienne a pour but d’offrir une visibilité que le Salon ne facilite guère. Les quarante sociétaires exposent leurs œuvres à la rue Laffitte, puis à la galerie Georges-Petit, rue de Sèze. Présent dès la première heure aux côtés de Leloir, Lami, Fortuny ou Detaille, Doré y propose entre autres sujets vingt-deux paysages – essentiellement alpestres, suisses et écossais. Il serait vain d’énumérer ses modèles dans le domaine de l’aquarelle. Mais il a sans doute pu visiter l’exposition permanente de la Society of Painters in Water Colours (depuis 1804) et l’exposition concurrente de la New Society of Painters in Water Colours (depuis 1832), non loin de la National Gallery, à Pall Mall East. Notons qu’en 1878 est également fondée la Scottish Watercolour Society, un an avant la société française : preuve de la vogue du genre un peu partout en Europe, et surtout en Grande-Bretagne.

La cascade du Valentin
La cascade du Valentin |

© Bibliothèque nationale de France

Le sentiment du paysage et l'implication de l'œil dans la vue

La récurrence du mot « souvenir » dans les titres donnés par l’artiste n’est pas qu’une solution de facilité. Elle indique au visiteur du Salon que le paysage a été vu, mais aussi qu’il est remémoré par la peinture. Aux yeux des partisans du réalisme en art, de Castagnary et surtout de Zola, « M. Gustave Doré seul ose encore courir le ridicule de faire des paysages d’imagination. Cette année, il a au Salon le Crépuscule et Souvenir de Lock-Corron, deux étonnants horizons romantiques, d’un effet théâtral, et peints dans ces tons boueux dont il attriste d’ordinaire ses plus fulgurantes imaginations. Remarquez que ce titre : Souvenir de Lock-Corron, a l’air d’indiquer que le peintre a tout au moins pris des notes sur la nature. Mais je ne sais comment il fait, il peint en plein rêve, même lorsqu’il s’appuie sur une réalité ».

Environs de Saint-Malo à marée basse
Environs de Saint-Malo à marée basse |

© Photo Musées de Strasbourg

Plusieurs témoignages semblent accréditer le jugement de Zola, à commencer par celui de la mère du jeune artiste lors d’un voyage en Allemagne au début des années 1850 : « À Cologne (après avoir passé par Bruxelles), Gustave travaille de ses doigts et de son imagination. Son album est plein d’esquisses. Nous avons tout vu ; les églises byzantines, grecques, et tout ce qui s’ensuit. » Lors d’un voyage à Chamonix en 1853, Gabriel Daubrée, inspecteur des mines, proche du père de Doré, raconte : « Il restait en contemplation devant la beauté des sites, comme enivré d’admiration ; mais je ne le vis jamais prendre de croquis ou de note. Je lui demandai un jour, en riant, s’il n’estimait pas assez le paysage pour prendre le risque de le copier et s’il ne songeait pas à le dessiner. » Et Doré de convier son ami quelques jours plus tard dans sa chambre remplie d’esquisses exactes dessinées et peintes de mémoire.

On peut donner foi à ces témoignages, mais ils correspondent à l’attitude de Doré au début de sa carrière surtout. De nombreuses aquarelles de format réduit, qui posent la couleur de manière rapide, montrent que Doré dessinait évidemment d’après nature, comme tous les artistes de son temps, et qu’ensuite il reprenait ses notes visuelles pour en faire des œuvres de plus grande dimension et plus achevées – comme tous les paysagistes contemporains, impressionnistes inclus. Ce qui vaut pour la peinture vaut pour les grandes aquarelles, que l’on imagine mal exécutées de bout en bout en plein air. Tel est le cas de deux vues exceptionnelles de Saint-Malo, cette forteresse bretonne que les siècles semblent avoir laissée intacte.

Environs de Saint-Malo
Environs de Saint-Malo |

© Photo Musées de Strasbourg

En fait, la ville portuaire lui sert de prétexte pour articuler l’espace, l’architecture et la nature, entre le ciel, la mer et les rochers jonchant la grève. Doré intensifie le pittoresque de la vue en travaillant de manière expressive les éléments naturels. Il lave les ciels avec des effets de transparence et de lumière, réservant le blanc du papier, laissant agir et sécher l’aquarelle par taches successives pour délimiter les nuées et les terrains. C’est bien Saint-Malo, ses remparts, ses tours et son église, mais transfigurés par le pinceau virtuose.

À ces paysages maritimes ou lacustres, à ces points de vue terrestres conduisant le spectateur comme un touriste sur les grèves ou les routes, s’opposent les visions plus verticales, accrochées au flanc des montagnes ou suspendues au vol altier des aigles, sujet qu’il traite régulièrement depuis l’illustration du Voyage en Espagne, en dessin et en peinture, comme dans son aquarelle du cirque de Gavarnie. L’attraction principale du tourisme pyrénéen, située non loin de Lourdes, figure un véritable amphithéâtre, peint et pensé comme tel. Un sentier emprunté par de minuscules personnages conduit à la cascade au fond de la vallée, mouvement relayé et inversé par le cours de la rivière en direction du spectateur. Plus que la géologie, c’est cette circulation qui intéresse Doré au prix d’un contresens, l’addition de deux points de vue forçant la rivière à remonter la vallée pour venir au spectateur. Ce n’est pas tant la topographie qui l’intéresse ici que l’effet produit : le sentiment du paysage, l’implication de l’œil dans la vue.

Cirque de Gavarnie
Cirque de Gavarnie |

© Musée des Beaux-arts, Pau, France / Giraudon / The Bridgeman Art Library

Doré n’a pas inventé de nouveaux territoires paysagers, les Alpes étant un sujet de peinture depuis le 18e siècle (après avoir longtemps été sujet de spéculations géologiques et théologiques au carrefour de l’Europe, sur la route de l’Italie). Doré représente les montagnes savoyardes (de Bellegarde à Chamonix), plus rarement italiennes (Courmayeur), autrichiennes (il traverse le Tyrol en 1860 en compagnie de son ami et mentor Paul Dalloz avant de poursuivre en direction de Vérone et Venise). Mais sa passion pour les Alpes suisses l’emporte. Il visite douze fois la confédération en vacances, comme en automne 1880, où il entreprend « quelques équipées vers des points célèbres, tels que Zermatt, Diablerets, etc. […] j’ai pu faire ainsi une ample moisson de sceneries […]. Le fameux Gornergratt m’a émerveillé ». En plus du Valais et des Alpes vaudoises, Doré affectionne la région genevoise (le Salève), l’Engadine et tout particulièrement les Préalpes en surplomb de Montreux et du lac Léman : Glion et Les Avants. Le Grand Hôtel Dufour, construit par les frères Dufour en 1873, ouvert toute l’année dès 1877, attire alors une nombreuse clientèle internationale. « Il me semble que tout ce que l’imagination peut rêver comme scènes alpestres soit sévères soit riantes, se trouvent réunies [sic] sur ce point », écrit-il en 1876.

Les Pyrénées, à la différence des Alpes, n’ont bénéficié ni des projections lyriques et idéologiques d’un Albrecht von Haller ou d’un Jean-Jacques Rousseau (elles commencent à être visitées et « vues » à partir des années 1780, sous l’impulsion du tourisme curiste) ni d’infrastructures touristiques de haute montagne. Doré en apprécie le côté sauvage. À la frontière espagnole, il se poste aux abords des torrents (les « gaves »), le long des cols et sur les pentes fréquentées par des animaux caractéristiques : les isards et surtout les aigles. Lors de son dernier voyage en automne 1882, par exemple, il va voir « les sceneries les plus recommandées et célèbres, telles que le port de Venasque, L’Enticade [sic], le lac de Gaube, le cirque de Gavarnie et plusieurs autres merveilles qui égalent certainement les plus belles places des Alpes ».

Route des Eaux-Chaudes
Route des Eaux-Chaudes |

© Bibliothèque nationale de France

Le lac de Gaube
Le lac de Gaube |

© Bibliothèque nationale de France

En Écosse, Doré devait retrouver des éléments de l'ambiance pittoresque des Vosges, ses châteaux et ses ruines, combinés à l'expérience sublime des hautes cimes. En avril 1873, l'écuyer du prince de Galles, le colonel Christopher Teesdale, le convie à une partie de pêche au saumon. Partis tous deux de Paris via Londres, ils longent la côte en bateau à vapeur pour rejoindre Aberdeen, avant de suivre la rivière Dee en train en direction de Braemar. Selon le colonel, Doré néglige la pêche au profit du dessin : « Son carnet fut rempli d'un bout à l'autre en un temps record ; dès que nous étions de retour à la maison et que nous avions dîné, il passait deux ou trois heures à finir les croquis qu'il avait faits pendant la journée, à l'aquarelle, à l'encre ou avec tout ce qui lui tombait sous la main. Une fois, je l'ai vu prendre sa tasse de café et verser son contenu sur une page afin d'obtenir la teinte qu'il voulait. Il travaillait avec tout et n'importe quoi. La pointe d'une plume, son doigt, l'ongle du pouce, tout était bon ; et pourtant, c'est à partir de ces rapides ébauches qu'il créait ensuite certaines de ses œuvres les plus belles et les plus abouties, toutes extraordinairement fidèles. »

Après Braemar, ils se rendent à Ballater via Balmoral et Abergeldie. « Doré avait alors en tête d'illustrer Shakespeare », rapporte encore Teesdale. Comme toujours, le paysage invite Doré à l'imagination littéraire : « Je suis revenu impressionné de ce beau pays si agreste et romanesque. Je crois que dorénavant, quand je ferai des landscapes, il y en aura qui seront des souvenirs de ce pays. », écrit-il à une amie anglaise, Amelia Edwards. À défaut de saumons, « je me suis borné à la pêche de tableaux et de paysage. J'ai pris là quelques notes à l'aquarelle ; c'est la première fois que j'employais ce procédé aussi je n'ai obtenu dans ces notes que des qualités d'intention ou d'impression », poursuit-il en adressant à sa correspondante un dessin du Loch Muick, près de Ballater, non loin d'un autre plan d'eau, le Lochnagar. Quand on connaît le mépris de la critique et des artistes français pour cette technique jugée mineure, incomplète et bonne pour les amateurs ou les femmes, on comprend les réticences de Doré à l'exploiter : « Peintre, fuis l'aquarelle », écrivait Théophile Gautier… Quoi qu'il en soit, l'expérience de l'Écosse a joué un rôle central dans l'évolution artistique de Doré, qui s'est ajusté aux goûts et aux attentes anglais en se tournant vers l'aquarelle de ces paysages identitaires : « Je vais avoir la tête plutôt bien remplie d'un grand nombre de paysages qui me semblent mieux convenir, pour mon exposition de Londres, que des paysages des Alpes suisses », écrit-il à sa mère. Il trouvera d'ailleurs un amateur en la personne de James Duncan, laird de Benmore, à l'ouest de Glasgow, l'un de ses principaux collectionneurs.

Angélique et Médor en route pour le Cathay
Angélique et Médor en route pour le Cathay |

© Bibliothèque nationale de France

Des effets essentiellement pittoresques, parfois teintés de sublime

Les paysages que Doré arpente sont habités par des souvenirs historiques et romanesques : « L'Écosse est le pays des souvenirs ! », s'exclame Louis Énault en 1859. La région des Trossachs abonde en lacs (dont le fameux loch Lomond) qui servent de décor aux écrits de Walter Scott. La Dame du lac (1810), les aventures de Rob Roy (1817) ont d'ailleurs déclenché les premières vagues touristiques dans la région. Le château de Loch Leven rappelle les intrigues autour de Marie d'Écosse prisonnière, qui s'en échappe à la rame une nuit de 1568. Des légendes pittoresques entourent le loch Duich. Glencoe devient le théâtre naturel et atmosphérique d'un moment sombre de l'histoire écossaise. En lisant la description que donne Énault de cette vallée, on a presque le sentiment que la toile de Doré en est l'illustration : « Il n'y a pas dans toute l'Écosse, ni peut-être dans toute l'Europe, un site d'une grandeur plus sauvage, d'une solitude plus désolée […]. Après l'orage, ce doit être une chose effrayante et belle. »

À mesure que passent les années, Doré tend à réduire la présence humaine dans ses paysages, allant jusqu'à l'évacuer. Significativement, les vues nocturnes et crépusculaires sont l’une des caractéristiques de son œuvre : derniers rayons de soleil, effets de lune sur les plans d’eau, étoiles au firmament. La particularité des nocturnes de Doré est qu’il ne s’y passe rien. À la différence d’Horace Vernet, de Caspar David Friedrich, de James Whistler ou même de Van Gogh, Doré fait le vide dans ses tableaux : point de personnages, point d’anecdotes, point de mouvements stellaires, mais, renforcée par l’étendue des formats panoramiques, la représentation d’une durée à la fois quotidienne (réglée par le soleil et la lune), céleste et existentielle.

« Alors il se mit en marche, et je le suivis. »
« Alors il se mit en marche, et je le suivis. » |

© Bibliothèque nationale de France

Les paysages de Doré produisent des effets essentiellement pittoresques, parfois teintés de sublime. La définition du pittoresque par William Gilpin en 1792 n’exclut en effet pas la vastitude, mais il indique que les montagnes doivent être placées en second plan, « où leur immensité réduite par l’éloignement, peut être saisie par la vue, et où leurs traits monstrueux prennent une douceur qui ne leur appartient pas ». L’œuvre doit éviter les lignes droites, donner le sens d’une unité tout en privilégiant la dimension « brute », « complexe », « variée » et « brisée ». Les paysages de Doré rarement suscitent l’effroi, la terreur et le repli sur soi. Ils correspondent pour la plupart aux critères du pittoresque. Peu intéressé par la dimension géologique (géognostique) des terrains, Doré oppose à quelques vues d’une nature sauvage et erratique des visions de vallées en berceau où prédomine le sentiment d’un monde ordonné selon des lignes de force dont la raison d’être dépasse le spectateur. Lyriques, ces paysages invitent à la contemplation, à la rêverie (« rêver », c’est errer et vagabonder au sens étymologique). Leurs constructions harmoniques ne sont pas sans évoquer celles d’un Caspar David Friedrich, que Doré rejoint dans une certaine religiosité.

Des hauts de Montreux en Suisse, il écrivait :

Ici nous passons toutes nos heures en face du plus magique et grandiose spectacle qu’il soit donné de contempler […]. C’est le tableau de l’infini.

Lettre de Gustave Doré à une dame, Glion, 22 septembre 1879, Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain, DOR 1992/3-016.

Les mots de Doré semblent faire écho à ceux de Chateaubriand sur la forêt primitive dans Atala : « L’idée de l’infini se présente à moi. » La peinture de paysage de Doré, tout en se distinguant radicalement de ses grandes toiles foisonnant d’animation et d’action, inspirées de la Bible, les rejoint toutefois sur le plan du religieux. Elle semble faire écho à ces lignes de Camille Flammarion – que Doré connaissait et qu’il a pu lire –, extraites de son ouvrage Dieu dans la nature : « Devant le spectacle de la vie terrestre, au milieu de la nature resplendissante, sous la lumière du soleil, au bord des mers courroucées ou des limpides fontaines, parmi les paysages d’automne ou les bosquets d’avril, et pendant le silence des nuits étoilées, nous avons cherché Dieu […]. Il est là, visible comme la force intime de toute chose. Nous avons considéré dans la nature les rapports harmoniques qui constituent la beauté réelle du monde, et dans l’esthétique des choses nous avons trouvé la manifestation glorieuse de la pensée suprême. »

Provenance

Cet article provient du site Gustave Doré, l’imagination au pouvoir (2014), réalisé en partenariat avec le musée d’Orsay.

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