Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Gustave Doré, peintre religieux

Moïse brise les tables de la loi
Moïse brise les tables de la loi

© Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
« C'est une folie, a-t-on dit ; la Bible après Les Contes drolatiques ! […] C'est une idée fixe, je veux illustrer la Bible […] ce sera long ! J'en veux faire mon œuvre la plus sérieuse. » 

« Preacher painter » : art, dévotion et spectacle

La réputation de Doré comme « preacher painter » s’est formée sous la plume de ses biographes, Blanchard Jerrold et Blanche Roosevelt, qui désignent en ces termes le pouvoir de conviction catéchétique et la rhétorique visuelle de ses œuvres religieuses. Dans les années 1860, nombre de critiques (Gautier, Zola, Burty) s’accordent pour juger les productions de l’artiste dramatiques, théâtrales, fantasmagoriques même.

Les Anglais sont fous de cette peinture-là. Pour moi, je n’aime guère cette fantasmagorie que M. Doré appelle Les Ténèbres. Il nous présente un véritable panorama de Jérusalem, sous prétexte de peindre le moment de la Passion où la terre tremble et où le voile du Temple se déchire

déclare Jules Claretie à l’occasion du Salon de 1873. Ce potentiel, cette vertu des œuvres religieuses de Doré explique qu’à leur tour elles aient servi de matière à des sermons ou aient été transférées sous la forme de spectacles divers : projections de lanterne magique, tableaux vivants, jeux de la Passion et films. Anticipant les prédications faites d’après ses toiles, l’artiste écrivait à propos de sa dernière grande composition, La Vallée des larmes : « C’est sans doute le sujet le plus véritablement religieux et chrétien que j’ai [sic] encore fait : c’est, je crois, une création plus personnelle que toutes les autres et un thème fécond pour des commentaires de toutes sortes et de longs développements littéraires. » Doré aurait d’ailleurs déclaré à son ami le chanoine Frederick Harford : « Je suis catholique, j’ai été baptisé dans l’église catholique […] mais si vous voulez connaître ma véritable religion, la voici. Elle est contenue dans le treizième chapitre de saint Paul aux Corinthiens » qui thématise les vertus de l’amour (« S’il me manque l’amour, je ne suis rien »), l’incomplétude de la vie terrestre et l’attente de la connaissance (« Nous voyons actuellement une image obscure dans un miroir »). Ailleurs, dans une lettre adressée au chanoine, l’artiste signe : « G. Doré, chrétien militant. »

Doré aborde l’art religieux dans la seconde moitié des années 1850, débutant modestement avec des scènes de l’Ancien Testament dans La Semaine des enfants et le Journal pour tous en 1857. Ses ambitions sont de notoriété publique, colportées par les journalistes dont l’un annonce en 1858 : « En ce moment, il prépare des œuvres gigantesques, entre autres l’illustration du Dante, de Shakespeare, de Don Quichotte, de la Bible, du Roland furieux, et enfin de Notre-Dame de Paris. »

Quand il a parlé d’illustrer la Bible, tout le monde a jeté des hauts cris. C’est une folie, a-t-on dit ; la Bible après Les Contes drolatiques ! […] je lui parlai de ce projet ; j’allais peut-être même le féliciter de l’avoir abandonné, mais il me prévint aussitôt : C’est une idée fixe, me dit-il, je veux illustrer la Bible […] ce sera long ! J’en veux faire mon œuvre la plus sérieuse.

Nous sommes en 1862.

Meurtre d’Abel
Meurtre d’Abel |

© Bibliothèque nationale de France

Mort de Samson
Mort de Samson |

© Bibliothèque nationale de France

Les premières illustrations de Doré d'après la Bible figurent dans la section du Salon de 1864 consacrée à la gravure. Philippe Burty, défenseur de l'eau-forte et ennemi du burin « officiel » qu'imitent les xylographies, critique vertement celles-ci. L'article qu'il consacre à l'édition Marne deux ans plus tard apparaît plus tempéré par l'accueil public très positif des deux tomes (Burty ne relève que deux voix négatives, celles de deux réalistes ou naturalistes de conviction, Castagnary et Zola). « Disons cependant que nous eussions préféré que l'artiste se recueillît […]. Ce qui nous a souvent arrêtés dans la sympathie que doivent nous inspirer les qualités brillantes de M. Gustave Doré […] c'est le côté théâtral de son talent. »

Vision de Zacharie
Vision de Zacharie |

© Bibliothèque nationale de France

« Dieu crée la lumière »
« Dieu crée la lumière » |

© Bibliothèque nationale de France

Burty nous apprend que l’édition a été livrée dans toutes les capitales de l’Europe le 1er décembre 1865, pour profiter des ventes de Noël, et que l’illustration (ornements compris) a coûté trois cent quatre-vingt mille francs (Doré encaisse deux cent mille francs pour l’ensemble de la partie iconographique). La Bible résume les nouvelles conditions de la librairie depuis quelques années. L’ouvrage, aussitôt épuisé, est tiré à trois mille deux cents exemplaires sur du papier fabriqué expressément, avec des caractères gravés et fondus pour l’occasion, imprimés avec de l’encre fabriquée à cet effet sur des presses mécaniques particulières. Les deux volumes sont vendus deux cents francs dans l’édition standard ; l’édition limitée, sur papier chamois et sur papier de Chine, s’acquiert pour la somme considérable de trois cents francs.

La légende de la facilité et de la prolixité de Doré semble se vérifier à cette occasion. Un rapide décompte sur la base des deux cent trente illustrations achevées en quatre ans montre qu’en moyenne il finit plus d’une illustration par semaine, de l’esquisse initiale au corrigé des fumés (les épreuves) en passant par l’exécution sur le bois du dessin à la plume et au lavis gouaché destiné à la gravure. Or, il se trouve qu’entre 1862 et 1865, Doré publie ailleurs plus de un millier de nouvelles illustrations auxquelles s’ajoutent de nombreuses peintures et une myriade de dessins plus ou moins finis, dont ceux pour la luxueuse édition du Paradis perdu, de Milton, chez Cassel, Petter and Galpin en 1866, qui montrent la bestialisation de Satan, Lucifer, ange déchu, et qui s’achèvent sur l’image d’Adam et Ève quittant le paradis.

Dieu fait périr Léviathan
Dieu fait périr Léviathan |

© Bibliothèque nationale de France

Jehu fait précipiter Jézabel
Jehu fait précipiter Jézabel |

© Bibliothèque nationale de France

La Bible monumentale de Doré n’est ni la première ni la dernière du genre au 19e siècle : que l’on songe à celles d’Achille Devéria en 1839 de Célestin Nanteuil en 1858 et surtout de Julius Schnorr von Carolsfeld en 1860, dont l’ouvrage compte deux cent quarante xylographies. L’édition de 1866 précède deux autres entreprises françaises majeures : celles d’Alexandre Bida pour Hachette en 1873 et de James Tissot, chez Mame encore, en 1896-1897. Jamais dans l’histoire des représentations chrétiennes n’avait-on tant imagé, tant imaginé la Bible, tant amplifié par la narration visuelle des textes offrant en eux-mêmes très peu d’appuis scénographiques. La « Bible de Doré » a joué un rôle central dans cet essor, ne serait-ce que par sa diffusion mondiale, son format et sa technique en clair-obscur. Tous les artistes des générations ultérieures ont dû se positionner par rapport à cette nouvelle vulgate visuelle, mais aussi face aux révisions contemporaines du Nouveau Testament et en particulier de l’image de Jésus. En effet, alors que l’ouvrage est en cours d’exécution paraît un livre polémique qui fait date dans l’histoire de la culture religieuse occidentale. En 1863, la Vie de Jésus d’Ernest Renan, alors professeur au Collège de France, connaît huit éditions en trois mois et cinq traductions en allemand, devenant l’un des best-sellers de la librairie au 19e siècle. Renan fait de Jésus le personnage d’un roman historique et anthropologique : un doux rêveur, un promeneur dans la campagne de Galilée, surpris par le drame auquel il prend part. Son récit participe surtout de la quête du Jésus historique par la théologie, depuis Hermann Samuel Reimarus, Friedrich Schleiermacher et surtout David Strauss.

Mort d’Eléazar-Machabée
Mort d’Eléazar-Machabée |

© Bibliothèque nationale de France

Le jugement dernier
Le jugement dernier |

© Bibliothèque nationale de France

Notons que les dessins de Doré ne suivent pas les textes qu'ils illustrent. Ils forment une séquence visuelle parallèle, non synchronisée avec eux. Tout en rendant hommage aux modèles incontournables de la tradition artistique (les Michel-Ange, Raphaël, Rubens, Rembrandt, Poussin, Martin, Delacroix…), ce corpus iconographique, d'une ampleur sans égale, offre nombre de scènes de pure invention qui ont renouvelé le répertoire contemporain. Relevons encore que Doré n'a pas été en mesure de jouer de la couleur locale comme avec son Don Quichotte. En effet, à la différence de ses concurrents contemporains et futurs, Alexandre Bida et James Tissot, il ne s'est jamais rendu au Moyen-Orient.

Baruch
Baruch |

© Bibliothèque nationale de France

Doré, Bida et Tissot : trois approches de la Bible

La tour de Babel
La tour de Babel |

© Bibliothèque nationale de France

Tout distingue Bida de Doré. Marqué par l’éducation de son oncle abbé, après des études de latin, grec, théologie, celui-là renonce à une carrière dans les ordres, rejoint l’atelier de Delacroix et voyage à plusieurs reprises au Moyen-Orient, en 1843, 1850 et 1856. Peintre orientaliste de renom, il est envoyé en 1861 par Hachette en Palestine en vue de l’illustration de la Bible – raison pour laquelle, à peu près au même moment, Doré entre en relation avec Mame. À Jérusalem, Bida tombe sur un certain Ernest Renan venu se documenter… Après douze ans de travail, Les Saints Évangiles sort de presse chez Hachette : un livre de grand luxe qui a exigé l’investissement de un million de francs, dont la gravure est confiée à une équipe parmi laquelle on trouve des personnalités majeures du renouveau de l’eau-forte, comme Edmond Hédouin ou Félix Bracquemond. Bida travaille dans l’esprit de Renan, dont le récit alterne visions saint-sulpiciennes et documentation historique : « Faut-il pour cela renoncer à toute la couleur des récits et se borner à l’énoncé des faits d’ensemble ? Ce serait supprimer l’histoire […] », note Renan dont le projet, analogue à celui de Bida, s’efforce de réunir les données de la tradition et la réalité ethnographique d’une société, de mœurs et de types qui, aux yeux des voyageurs et pèlerins occidentaux, semblent n’avoir guère évolué depuis près de deux millénaires.

Marie Madeleine repentante
Marie Madeleine repentante |

© Bibliothèque nationale de France

Le pharisien et le publicain
Le pharisien et le publicain |

© Bibliothèque nationale de France

Le cas de Tissot est à la fois analogue et très différent. Peintre de scènes de genre et mondaines, il s’installe à Londres durant la Commune (on ignore s’il y rencontre Doré). De retour en France en 1885, il vit une crise religieuse, empreinte de mysticisme, qui l’incite à se rendre en Terre sainte à deux reprises entre 1886 et 1889. Il lui faudra environ dix ans de travail intensif pour achever l’illustration de La Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ, chez Mame, en 1896. L’ouvrage est hors de prix (mille cinq cents francs l’édition normale). Tissot expose ses dessins originaux à Paris (ils font sensation au Salon de 1894), Londres, puis aux États-Unis, à New York, Chicago, Saint Louis, Philadelphie, Omaha : une exposition itinérante qui n’est pas sans points communs avec la circulation et l’exploitation de la Doré Gallery aux États-Unis. L’illustration en couleurs, d’une ampleur inégalée (huit cent soixante-cinq compositions), juxtapose les registres dévotionnel, réaliste, ethnographique même, le tout mis en perspective de manière historique et savante par Tissot lui-même qui commente, explique, illustre les moindres détails de la Passion du Christ, plans, reconstitutions, éléments de décors locaux à l’appui. L’édition de 1896 intègre la dimension positiviste de Renan, mais la réinterprète d’un point de vue militant, en mettant l’accent sur les miracles et les apparitions revus à la lumière de la pensée et des pratiques spirites et médiumniques qui connaissent un succès sans précédent à la fin du siècle.

L’Annonciation
L’Annonciation |

© Bibliothèque nationale de France

L’Ascension
L’Ascension |

© Bibliothèque nationale de France

Le changement de paradigmes et l’hybridation des répertoires visuels apparaissent nettement lorsque l’on compare certaines scènes canoniques réinterprétées par Doré et par Bida dans les années 1860. Dans l’édition de 1866, par exemple, la Cène se déroule dans une salle soutenue par des colonnes ioniques, partiellement masquée par une lourde tenture théâtrale d’inspiration poussinienne. Jésus est assis au centre de la composition, face au spectateur. Bida au contraire choisit un point de vue latéral (comme dans la Cène du Tintoret à San Rocco), à l’angle de la table. Il accentue la modestie du décor : un intérieur neutre, deux bancs, une amphore et une carafe au sol, la vaisselle de table limitée au minimum eucharistique. Les costumes et les physionomies contrastent : antiquisants et quasi monacaux chez l’un, orientalisants chez l’autre. Toutefois, Doré comme Bida relèvent la dimension sacrée du moment en présentant un Jésus irradiant, source de lumière physique et surnaturelle.

Deux épisodes particuliers du Nouveau Testament occupent une place significative dans l’économie du volume. Tandis que Doré détaille le Calvaire en une suite de scènes dont certaines s’inspirent des effets de clair-obscur déployés par Rembrandt dans son eau-forte des Trois croix, Bida, lui, s’attache à représenter l’après-Crucifixion : Mise au tombeau et Résurrection. Le supplice du Christ, un moment d’une intensité dramatique, pathétique et sublime, fascine le premier, alors que le second souligne le rôle fondamental joué par les témoins du miracle : une réponse implicite aux dernières lignes jugées scandaleuses de la Vie de Jésus de Renan qui fait de l’amour de Marie-Madeleine et de son illusion le point de départ de la religion chrétienne : « Pouvoir divin de l’amour ! moments sacrés où la passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité ! »

Mort du Christ
Mort du Christ |

© Bibliothèque nationale de France

L’armée de Pharaon engloutie dans la mer Rouge
L’armée de Pharaon engloutie dans la mer Rouge |

© Bibliothèque nationale de France

Les points communs entre les œuvres de Doré et de Bida paraissent toutefois plus importants que leurs différences. Doré s’est lui aussi vivement intéressé au thème du Christ ressuscité, dans le grand Christ sortant du tombeau de 1878 comme dans le grand lavis panoramique qui montre Jésus qui s’avance en silence dans la nuit étoilée, sous le regard des anges, laissant derrière lui les soldats assoupis. Par ailleurs, Doré a également joué de la corde orientaliste, par exemple dans La Maison de Caïphe qui décrit une double scène : Judas négociant au premier plan dans un intérieur avec les prêtres du temple, tandis qu’à l’arrière-plan Jésus prêche sous les murailles de Jérusalem.

Pour tout artiste, la représentation de la physionomie du Christ est un enjeu central sur les plans esthétique et religieux. Ni Doré ni Bida ne prennent toutefois le risque de s’éloigner du type occidental, conventionnel et idéal. Mais ils donnent à voir l’être de chair et sa souffrance : difficile positionnement entre la vision saint-sulpicienne, l’héroïsation baroque et l’exigence contemporaine de réalisme. La figuration du Père Éternel, elle aussi, pose problème. Présent en tête du tome premier, le portrait de Dieu – debout sur un nuage, en train de créer le monde (« Que la lumière soit ... ») exposé dans les devantures de la librairie Cassel à Londres doit être retiré à la suite des protestations du public. Transformé en nuages vaguement anthropomorphes dans l’édition anglaise de 1867, Dieu sera définitivement supprimé dans une édition juive allemande en 1874. Il subira le même sort dans la scène de la création d’Adam et Ève. Enfin, plus généralement, l’inclusion des apocryphes et de la Vierge de la Révélation froisse quelque peu les sensibilités anglicanes.

Jésus arrive au sommet du calvaire
Jésus arrive au sommet du calvaire |

© Bibliothèque nationale de France

Adam et Eve
Adam et Eve |

© Bibliothèque nationale de France

Vers les grandes compositions religieuses

Le Christ quittant le prétoire
Le Christ quittant le prétoire |

© RMN-Grand Palais / Gérard Blot

Il est intéressant de constater que l’intérêt de Doré pour la peinture religieuse précède de plusieurs années l’illustration de la Bible. En 1856, un critique se rappelle avoir vu exposé chez Nadar

un Christ insulté par ses bourreaux où certaines têtes, quoique très remarquables, étaient inacceptables parce qu’elles étaient trop osées. M. G. Doré est ce qu’on pourrait appeler un oseur. C’est ce qui lui nuira inévitablement, quand il abordera franchement la grande peinture […]

Il pourrait s’agir du tableau conservé au Toledo Museum of Art (États-Unis). En 1858, dans Le Musée français, Doré publie deux lithographies représentant Le Calvaire et Le Christ bafoué. Cinq ans plus tard, un immense Épisode du Déluge, proposé au Salon de 1863, marque une nouvelle étape. Alors que la Bible est sous presse, Doré connaît un succès au Salon de 1865 grâce à une petite toile, L'Ange de Tobie, achetée deux mille francs pour le musée du Luxembourg : un succès qui ne se répète toutefois pas dans les Salons suivants, où il présente en 1866 La Chute des anges rebelles (un dessin), puis La Fille de Jephté et ses compagnes ainsi qu’un nouveau dessin, Isaïe voit en songe Babylone en ruines, en 1867. Suivent Le Néophyte (1868), Le Massacre des innocents en 1872 (sans doute un écho à la guerre franco-prussienne), Les Ténèbres (La Nuit de la crucifixion) en 1873, Les Martyrs chrétiens (1874), La Maison de Caïphe (1875), Entrée de N.-S. Jésus-Christ à Jérusalem (1876), Le Christ au prétoire ainsi que l’eau-forte d’après Le Néophyte en 1877, puis Ecce homo et Moïse devant Pharaon en 1878. Doré se tourne ensuite vers la sculpture avec sa Madone présentée en 1880 et son groupe Christianisme l’année suivante.

Doré fait valoir à peu près les mêmes œuvres à Londres. À l’Egyptian Hall brièvement, puis à la German Gallery en 1868 et enfin à la Doré Gallery dès 1869 se succèdent diverses toiles religieuses de grand et de moyen formats : La Fille de Jephté précède Le Triomphe du christianisme sur le paganisme, suivis par Le Néophyte, Ecce homo (probablement le Christ à la colonne du Museum of Art de Toledo, USA) et Gédéon choisissant ses soldats (1869), Les Martyrs chrétiens et La Fuite en Égypte (1870), Le Christ au prétoire et Le Massacre des innocents (1872), Les Ténèbres (1873), Le Rêve de la femme de Pilate (1874), Ecce homo (1877), Le Serpent d’airain (1878), L’Ascension, et La Vallée des larmes en 1883.

Le Christ au prétoire est certainement l’une des œuvres les plus exemplaires de Doré, qui l’aurait considérée comme son chef-d’œuvre. L’idée du sujet lui est soufflée par le chanoine Frederick Harford, un de ses proches, lors d’un séjour en Angleterre en 1868, à l’occasion d’une soirée avec Sir George Grove, musicologue de grande culture religieuse. En février 1870, le chanoine voit l’œuvre imaginée dans l’atelier parisien de l’artiste. Il en critique l’atmosphère ensoleillée que Doré transforme sur-le-champ en un ciel livide. On sait que l’artiste roule et enterre la toile pendant la guerre, puis la retravaille jusqu’en avril 1872, la présente au public parisien dans son atelier, avant de l’envoyer dans sa galerie londonienne. Preuve du succès de l’œuvre, gravée sur acier, Doré en exécute six copies, dont une de grandes dimensions conservée à Nantes, peinte entre 1876 et 1883, la première version se trouvant actuellement au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, après une courte station dans la Votivkirche de Vienne en 1983.

L’épisode dépeint se place à la fin des procès de Jésus, entre la présentation du Christ au peuple (Ecce homo), illustrée par Doré dans sa Bible, et le portement de la Croix. Jésus descend noblement les marches, laissant au loin Pilate et les prêtres, tandis qu’une foule compatissante, méfiante ou vindicative l’entoure de part et d’autre. Judas, à sa droite, tourne son regard vers le spectateur ; les saintes femmes se lamentent autour de la Vierge vêtue de bleu (comme de coutume) sur la droite. Étant donné les dimensions de la toile, pour éviter des déformations, Doré n’a pas unifié la perspective. Elle n’en demeure pas moins rigoureuse. Le point de fuite du dallage se situe vers le pied de Jésus tandis que les lignes des architectures en arrière-plan convergent sur la statue de César : une construction symbolique qui entre en résonance avec la question des deux pouvoirs (terrestre et céleste) au cœur du procès de Jésus. Entre deux, la tête lumineuse du Christ occupe le centre d’une croix virtuelle, dessinée par l’axe de symétrie vertical et par le prolongement de la balustrade de part et d’autre. Doré reprend la fonction théâtrale de l’architecture de L’École d’Athènes de Raphaël et des Romains de la décadence de Thomas Couture, l’œuvre marquante du Salon de 1847, date à laquelle l’artiste en herbe s’installe à Paris. Mais le modèle principal de l’œuvre est, d’un point de vue stylistique et formel, Raphaël dans l’École d’Athènes du Vatican et Véronèse dans les Noces de Cana au musée du Louvre.

La tentation du spectaculaire

Le Christ cloué sur la croix
Le Christ cloué sur la croix |

© Photo musées de Strasbourg

Doré, comme les peintres d’histoire au 19e siècle, a tenté de se distinguer de ses devanciers en faisant montre de sa capacité d’invention, catégorie fondamentale de la rhétorique antique, devenue principe académique. Le Christ au prétoire, mais aussi Le Triomphe du christianisme sur le paganisme, Le Rêve de la femme de Pilate, La Maison de Caïphe (ce dernier peut-être inspiré par le récit d’Alexandre Dumas Isaac Laquedem, 1852-1853) ou La Vallée des larmes sont des sujets soit rares, soit mis en page par l’artiste de manière nouvelle. La Maison de Caïphe (comme Le Rêve de la femme de Pilate) combine deux espaces : tamisée et très orientalisante, la scène d’intérieur s’articule en coulisses sur une vision de Jésus prêchant, baigné de lumière, opposant ainsi, sur les plans optique et symbolique, deux figures antagonistes, leurs paroles et leurs actes. Dans ses autres toiles, Doré s’efforce d’innover sur le plan scénographique, comme dans un étonnant dessin de la Crucifixion en vue plongeante, ou plus encore dans sa grande Ascension, qui propose une variation autour de la célébrissime Transfiguration de Raphaël et qui place le spectateur au niveau de la cour céleste des anges, tandis que des nuages détourent un beau paysage placé en contrebas. Ces choix de point de vue – distant, suspendu, compréhensif – ne sont pas gratuits. Ils favorisent la mise en spectacle de l’œuvre et l’implication du spectateur. Les œuvres religieuses de Doré, celles précitées et L’Entrée du Christ à JérusalemMoïse devant Pharaon ou Le Calvaire, se caractérisent ainsi par une topique des premiers plans. Pavements, escaliers, chemins, échappées récurrentes invitent le spectateur à rejoindre les foules, à devenir acteur de la Passion.

La tentation du spectaculaire présente des risques en peinture, à l’exemple des panoramas, œuvres à sensation et à illusion, condamnés par la critique au même titre que le moulage en sculpture ou la copie photographique en peinture car ils brouillent la distinction entre réalité et représentation et contreviennent à la règle classique de l’unité. « L’unité est donc essentielle à tout spectacle qui s’adresse à l’âme », prévient Charles Blanc avec autorité. « S’agit-il simplement d’amuser le regard par des artifices d’optique et de tenir en haleine la curiosité du spectateur en lui procurant, dans une suite de scènes variées, les plaisirs d’une illusion momentanée et matérielle, l’unité n’est plus nécessaire alors, parce que l’artiste, au lieu de concevoir une peinture, n’a plus qu’à machiner un panorama. » Le sensationnalisme, le spectaculaire sont-ils compatibles avec l’art religieux ? Assurément, car au moment où Doré achève ses grandes toiles, un Panorama de Jérusalem est entrepris à Munich sous la direction du peintre français Paul Philippoteaux. L’œuvre fait partie des treize ou quatorze panoramas de la Crucifixion achevés entre 1884 et 1903 des deux côtés de l’Atlantique. James Tissot lui-même, dans le sillon de son illustration de la Bible, envisageait d’en peindre un pour l’Exposition universelle de 1900. Dans les mêmes années, à Paris toujours, Mihály Munkácsy, peintre hongrois réputé et admiratif de l’œuvre de Doré, investit à son tour la peinture religieuse de très grand format avec Le Christ devant Pilate (1881), puis avec Le Golgotha (1884). À la fin de sa vie, à la demande d’un entrepreneur philanthrope, l’apôtre de la peinture préraphaélite William Holman Hunt exécute une troisième version agrandie de son célèbre tableau figurant le Christ tenant une lanterne, La Lumière du monde (The Light of the World). Son show va faire une tournée triomphale de par le monde, du Canada à l’Australie en passant par l’Afrique, attirant des millions de spectateurs.

Le Calvaire
Le Calvaire |

© Photo Musées de Strasbourg

Pour chacune de ces œuvres, les critiques n’ont pas manqué d’interroger les relations possiblement suspectes entre art, spectacle et dévotion. Au même moment, un peintre suisse installé à Paris, Eugène Burnand, témoigne de son malaise lorsqu’il expose ses grandes peintures religieuses outre-Manche : « Mon tableau n’est pas une œuvre sensationnelle s’adressant au grand public. Celui-ci n’y trouve pas l’attrait dramatique et… disons-le, vulgaire, d’un Ecce homo de Munkácsy. Et les amateurs d’art intime ou d’“art” tout court, sont rebutés par la mise en scène théâtrale et artificielle de cette exhibition avec affiches hommes-sandwichs et repoussoirs. » Doré a fait les frais de ce mépris tant en Angleterre qu’en France. Pour un artiste jugé « populaire » et « commercial », investir l’art religieux devient un acte transgressif chez les tenants d’une vision conservatrice ou un exercice douteux aux yeux des critiques réalistes de sensibilité républicaine et laïque.

Pauvre école Romantique, avoir compté parmi ses aventureux apôtres et ses plus fiers propulseurs, Bonington, Decamps, Delacroix, Chassériau, et n’avoir plus d’espoir qu’en la cervelle refroidie, l’incapacité picturale de M. Gustave Doré : quel sort… un romantique de la bonne souche, un pur…, c’est M. Gustave Doré, un romantique de la bonne époque, et le célèbre illustrateur […] le papier peint vaut mieux.

, jette Castagnary. Outre-Manche, le journal The Athenaeum rejette ses « effets grandiloquents apparemment inévitables, ses efforts sensationnalistes et son pseudo-sentiment dans le dessin », son « Ecce homo vulgaire », ses « images grossières », ses « spécimens du genre “grand spectacle” ». La très conservatrice Revue des deux mondes abhorre Les Martyrs chrétiens : « […] en voyant les tableaux de M. Doré, on songe involontairement à certains décors éclairés par la lumière électrique. […] Ces féeries de la Porte-Saint-Martin n’ont plus guère de succès en France, mais il paraît qu’on en trafique encore en Angleterre. » Dans sa nécrologie, Jules Claretie juge à son tour ces œuvres négativement : « Mais ces dioramas et ces panoramas semblaient le contraire de la peinture telle qu’on la veut aujourd’hui, le contraire de l’art intime, et les visions dantesques de Doré […] ces lumières sinistres, livides, orageuses, ces corps humains éclairés par une lueur de soufre, ce buisson de damnés, tout cela semblait, à nos réalistes du décor, de la peinture d’aspect, faite pour le théâtre […]. »

La peinture religieuse de Doré pose immanquablement la question des destinataires potentiels de telles œuvres, inadaptées à la majorité des collectionneurs privés, et réalisées hors commande et à grands frais (en 1879, René Delorme estime que la dépense totale engagée pour l’exécution de L’Entrée du Christ à Jérusalem se monte à cinquante mille francs. Or, comme le dit Zola (en songeant sans doute à Doré) : « Quant à la peinture historique et religieuse, elle n’est soutenue que par les commandes du gouvernement et les traditions de notre École des beaux-arts. Généralement quand nos artistes ne font pas très petit pour vendre, ils font très grand pour stupéfier. » Doré a certainement rêvé de voir son œuvre rejoindre les collections publiques ou encore imaginé leur placement dans une église, à l’exemple des tableaux de Delacroix, Flandrin, Laurens ou Lévy. Nous n’avons pas conservé de documents confirmant de telles intentions, mais son intérêt constant pour les sujets religieux depuis 1855, en lithographie, en illustration, en peinture puis en sculpture indique qu’il visait une reconnaissance publique dans ce pan de la peinture d’histoire qui a bénéficié d’un soutien institutionnel sans faille sous le Second Empire comme sous la Troisième République, du moins jusqu’en 1880. Comme Bida, Tissot et tant d’autres artistes, Doré a sans doute engagé ses convictions religieuses, du moins l’a-t-il déclaré à ses proches, au chanoine Harford et à la presse. Les univers de l’Ancien et du Nouveau Testament avaient tout pour le séduire : des actions terrestres ou célestes dramatiques, des paysages contrastés, des foules et des physionomies grotesques ou idéales. Leur potentiel fantasmagorique lui a permis d’explorer des mondes fantastiques et féeriques, peuplés de monstres et d’anges, ses spécialités. Le peintre et graveur alsacien Gustave Jundt souligne cette dimension hallucinatoire en 1883, dans Le Monde illustré. « G. Doré sur son lit de mort » met en scène à la manière d’une fantasmagorie la fusion de l’homme et de l’œuvre. Jundt projette, au-dessus du lit de mort, l’image du Christ dépeint dans la dernière grande composition religieuse de Doré, La Vallée des larmes, associant ainsi la via dolorosa de l’illustrateur au calvaire de l’illustre martyr.

Le Christ au roseau
Le Christ au roseau |

© Musée de Pontoise

Provenance

Cet article provient du site Gustave Doré, l’imagination au pouvoir (2014), réalisé en partenariat avec le musée d’Orsay.

Lien permanent

ark:/12148/mmn8gjrf0b47d