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Gustave Doré lithographe

Vogue de Brou
Vogue de Brou

© Bibliothèque nationale de France

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Si Doré est avant tout un dessinateur, il s'est également adonné à la lithographie, procédé en vogue au 19e siècle. Un procédé découvert très tôt, et qui l'amène aussi bien sur les voies de la caricature que du romantisme noir.

Évoquer Gustave Doré graveur impose de commencer par dissiper un malentendu.

Macbeth apercevant le spectre des rois
Macbeth apercevant le spectre des rois |

© Bibliothèque nationale de France / Gisèle Nedjar

Par commodité ou méconnaissance, il est souvent d’usage, en effet, de parler des « gravures » de Gustave Doré à propos de son œuvre d’illustrateur. Or, Doré n’a jamais gravé les très nombreuses illustrations d’ouvrage qu’il a son actif : il est l’auteur de dessins sur bois confiés à d’habiles interprètes, graveurs de métier. Mais cela ne l’a pas empêché de s’adonner à l’estampe originale tout d’abord comme lithographe, dès le début sa carrière, puis beaucoup plus tard comme aquafortiste. Cet œuvre original qui représente un pourcentage faible de l’œuvre imprimé est, si l’on excepte quelques pièces spectaculaires, loin de rivaliser avec son œuvre d’illustrateur.

L’intérêt pour la lithographie, puis pour l’eau-forte, correspond à la vogue dont ces deux techniques ont bénéficié successivement au moment où Doré les a pratiquées. En 1845, lorsque, à peine sorti de l’enfance, il décidait de se lancer dans une carrière artistique, la lithographie utilisée dans la presse satirique illustrée offrait un débouché aux dessinateurs désireux de vivre de leur art. Vingt ans plus tard, quand, en 1869, il faisait courir pour la première fois la pointe sur le cuivre verni, l’eau-forte était à la mode, remise au goût du jour depuis 1862 par l’éditeur Alfred Cadart et son entourage. La liberté d’exécution qui caractérise ces deux médiums présente le double avantage de répondre à la spontanéité du dessinateur tout en permettant la diffusion de ses œuvres et la circulation de son nom.

Gustave Doré découvre la lithographie précocement, à l’âge de treize ans, alors qu’il habite Bourg-en-Bresse, où son père a été nommé depuis 1843 en qualité d’ingénieur des Ponts-et-Chaussées. Il emprunte les sujets de ses toutes premières pierres à la société locale dont il croque les attitudes de manière humoristique. En 1845, La Vogue de Brou, lithographie à la plume imprimée par Ceyzériat, artisan-imprimeur à Bourg, reprend le motif d’un dessin exécuté l’année précédente, figurant une fête populaire devant l’auberge « Au mouton d’Espagne ». Les musiciens et les danseurs sont représentés avec des têtes d’animaux, à la manière de Grandville dont les suites lithographiques, telles Les Métamorphoses du jour, inspirent Doré depuis l’enfance.
Ainsi, c’est par l’alliance de la veine comique et de la lithographie que Doré entame sa carrière d’illustrateur. Les premiers essais provinciaux sont vite relayés par une suite de publications parisiennes.

Portrait de Charles Philipon
Portrait de Charles Philipon |

© Bibliothèque nationale de France

Lithographies pour rire

Un voyage familial dans la capitale lui donne l’occasion de se présenter à la maison Aubert, place de la Bourse, dirigée par Charles Philipon, le fondateur des journaux satiriques La Caricature et Le Charivari. Philipon, qui a l’habitude de prendre sous son aile de jeunes artistes, est séduit par le talent prometteur que révèlent les caricatures apportées par Gustave et insiste auprès de ses parents pour l’intégrer à son équipe de dessinateurs. Le 17 avril 1848, la signature, avec le père de Doré, d’un contrat d’exclusivité pour une durée de trois ans, lui permet de réaliser officiellement son souhait d’embrasser une carrière artistique plutôt que d’entrer à l’Ecole polytechnique selon le vœu de ses parents. Le premier fruit de la collaboration de Doré et de Philipon est cependant antérieur. Une suite de quarante-six planches, réunies dans un album oblong, a été publiée en 1847 sous le titre Les Travaux d'Hercule. Philipon n’a pas hésité à utiliser la précocité de Doré, alors âgé de quinze ans, comme argument commercial, la mettant en avant dans sa préface : « Les Travaux d’Hercule ont été composés, dessinés et lithographiés par un artiste de quinze ans qui s’est appris le dessin sans maître et sans étude classiques. » Fortement marqués par l’influence conjointe de Rodolphe Töpffer et de Cham, dont des albums de même nature ont paru quelques années plus tôt chez Aubert, mais aussi par L'Histoire ancienne de Daumier, les cent quatre dessins qui composent l’album ont été lithographiés à la plume par Doré qui a également rédigé les légendes.

Mort et gloire d’Hercule
Mort et gloire d’Hercule |

© Bibliothèque nationale de France

Depuis le lancement par Philipon, en février 1848, du Journal pour rire, « journal d'images, journal comique, critique, satirique, lithographique... », Doré y publie régulièrement ses dessins lithographiques. Dès lors, il choisit de consacrer son crayon à « la caricature qui a pour but l’étude de mœurs » plus apte, selon lui, à traverser le temps que la caricature de circonstance et surtout publiable sous forme d’albums, « publication qui [lui] servira même beaucoup plus que celle qu’en fera le journal. » Il perçoit l’avantage de la déclinaison de ses dessins de presse sous d’autres formes, selon une stratégie commerciale couramment pratiquée par Aubert. Papiers peints ou albums indépendants sont autant de moyens diversifiés capables de toucher un plus large public et de faire connaître son talent.

La Noce
La Noce |

© Bibliothèque nationale de France

Parmi les albums comiques lithographiés que Doré a à son actif,Trois artistes incompris et mécontents, une suite de vingt-sept planches mettant en scène les tribulations de Sombremine, auteur dramatique, de Badigeon, artiste-peintre et de Tartarini, musicien, partis chercher fortune en province, paraît en 1851. Quelques mois plus tard, un autre album de vingt-quatre planches, Les Dés-agréments d'un voyage d'agrément, relate les mésaventures d’un couple de commerçants retraités en voyage dans les Alpes. Suivent, en 1854, La Ménagerie parisienne et Les Différents publics de Paris qui témoignent d’un sens aigu de l’observation des mœurs parisiennes à la manière de la littérature panoramique des années 1840 (tels Les Français peints par eux-mêmes et les Scènes de la vie privée et publique des animaux de Grandville) ou des séries lithographiées par Gavarni et Daumier au même moment. Plus tardivement, sans doute en 1859, comme le suggère Henri Leblanc, qui le considère comme le meilleur album de Doré, les Folies Gauloises, « depuis les romains jusqu’à nos jours. Album de mœurs et de costumes », attestent, au fil des vingt planches qui le composent, une maturité dans le traitement du sujet comme dans le dessin lithographique.

Corinne ou le charme de la voix
Corinne ou le charme de la voix |

Bibliothèque nationale de France

1450. Pour une belle - Le tournoi
1450. Pour une belle - Le tournoi |

© Bibliothèque nationale de France

Si tous ces albums satiriques recèlent des trouvailles graphiques, alliées à des inventions narratives, des mises en pages originales jouant sur les changements d’échelle et les effets de cadrage, qui concourent à faire de Doré un précurseur des auteurs de bandes-dessinées, certains portent aussi l’empreinte de ses contemporains dont il a parfaitement assimilé les publications respectives. Son écriture graphique s’est nourrie des dessins de Töpffer, Grandville, Cham, Monnier, Daumier et Gavarni à qui il emprunte tour à tour des motifs. Les Différents publics de Paris intègrent des citations quasi-littérales de lithographies de Daumier alors que le nom de Gavarni vient à l’esprit en tournant les pages de La Ménagerie parisienne. Comme Daumier, Doré connaît toutes les possibilités plastiques du médium lithographique, alternant, selon les albums, le recours à la plume, cursive et elliptique, et au crayon plus nuancé, ou mêlant les deux, le cas échéant, pour suggérer la différence des plans, griffant parfois la pierre au grattoir pour obtenir des blancs par abrasion. Mais cet usage inventif du médium est loin d’être systématique, victime sans doute de la productivité abondante de l’artiste, et bon nombre de pierres présentent des gris un peu uniformes faisant regretter les clair-obscur puissants des gravures sur bois.

Progressivement Doré quitte le registre comique au profit de l'estampe traitée pour elle-même en concevant de véritables tableaux en noir et blanc, échos aux planches hors-texte gravées sur bois des luxueux in-folio illustrés.

Noirceur romantique

La Rue de la Vieille Lanterne
La Rue de la Vieille Lanterne |

© Bibliothèque nationale de France

Une œuvre, considérée comme le chef d’œuvre lithographique de Doré, témoigne néanmoins, à grande échelle, de ce maniement libre et créatif du médium, à la manière des peintres-lithographes. Connue sous le titre de La Rue de la Vieille lanterne, cette planche a été enregistrée à la Bibliographie de la France en avril 1855, sous celui plus conforme à sa nature d’Allégorie sur la mort de Gérard de Nerval. Doré y évoque le fin tragique du poète qu’il rencontrait chez Théophile Gauiter et qui s’est pendu au petit matin, le 26 janvier 1855, aux barreaux du soupirail de la boutique d’un serrurier. La sinistre ruelle, située près du Chatelet, disparue peu de temps après, a fait converger les hommes de lettre venus en pèlerinage et a suscité de nombreuses représentations artistiques. Contrairement à la vue strictement topographique qu’en donne Célestin Nanteuil au même moment, celle de Doré est résolument fantastique. Elle associe à la représentation morbide et réaliste du pendu, la figuration allégorique de l’ascension de son âme entraînée par la mort vers un paradis très féminin, relayée par la transcription, en bas à droite de la composition, du  dernier quatrain des Cydalises : « L’éternité profonde/ souriait dans ses yeux…/ Flambeaux éteints du monde/ Rallumez-vous aux cieux ». L’oscillation entre deux pôles, l’un réaliste et l’autre visionnaire, qui caractérise l’art de Doré, s’exprime ici magistralement.

Ce « romantisme noir » caractéristique d’un second souffle du romantisme sensible dans les arts du noir et blanc sous le Second Empire est servi par la technique particulière de la manière noire lithographique. La surface de la pierre dans la partie inférieure de la composition a été recouverte de crayon gras lithographique, les blancs étant amenés par grattage à la pointe, selon un procédé mis en œuvre, à la génération précédente, par Eugène Delacroix dans Macbeth et les sorcières. À cette partie sombre qui apparaît tel un négatif photographique s’oppose l’évanescence du crayon lithographique estompé utilisé dans la partie supérieure. Les violents contrastes de noir et de blanc et le jeu subtil des deux manières lithographiques distinguent cette planche au sein de l’ensemble de la production de Doré. Si l’on retrouve une veine quelque peu similaire dans l’affiche de librairie de La Légende du juif errant, lithographiée en 1856, il faut reconnaître qu’elle est davantage présente dans les illustrations gravées sur bois que dans les autres lithographies de Doré.

Progressivement Doré quitte le registre, limité par le format, de la littérature comique en images, située au plus bas dans la hiérarchie des arts, au profit de l'estampe traitée pour elle-même en concevant de véritables tableaux en noir et blanc, échos aux planches hors-texte gravées sur bois des luxueux in-folio illustrés.

Affiche pour la publication de La légende du Juif errant, compositions et dessins de Gustave Doré
Affiche pour la publication de La légende du Juif errant, compositions et dessins de Gustave Doré |

© Bibliothèque nationale de France

Les Dénicheurs d’aigles
Les Dénicheurs d’aigles |

© Bibliothèque nationale de France

En 1857, parait un album in-folio de vingt lithographies publiées précédemment dans Le Musée Français-anglais, auquel Doré contribue aussi par des dessins gravés sur bois. Contrairement aux planches reproduites dans les pages du périodique, par gillotage, procédé de photogravure permettant la mécanisation de l’impression, le tirage effectué par Vayron d’après les pierres originales est d’excellente qualité. L’ensemble se signale par une facture lithographique beaucoup moins audacieuse que celle de La Rue de la Vieille lanterne et par l’éclectisme des sujets, empruntés notamment à l’univers de la montagne que Doré affectionne ainsi qu’à son Alsace natale (La Messe de minuit en Alsace, Les Dénicheurs d'aigle ou Les Schelters en Alsace).

Les Schelters, en Alsace
Les Schelters, en Alsace |

© Bibliothèque nationale de France

Andromède
Andromède |

© Bibliothèque nationale de France

Cinq ans plus tard, en 1862, Goupil édite un autre album lithographique composé de douze planches imprimées par Lemercier. Connu sous le titre générique d’ Album de Gustave Doré, il renferme plusieurs compositions réinterprétant des toiles (Entre ciel et terre), des dessins indépendants (Andromède) ou gravés sur bois (L'Ogre du petit Poucet), qui témoignent du goût de Doré pour la transposition d’un même motif, souvent légèrement modifié, d’un médium à l’autre mais aussi de son désir de servir sa carrière en profitant des possibilités de diffusion de son œuvre par l’estampe.

Les Épisodes de la guerre d'Orient, chronique en images de la guerre de Crimée, parue en 1855 et 1856, dont il existe pour certaines planches des versions peintes (Bataille de l’AlmaBataille d’Inkermann), puis les vingt lithographies teintées imprimées par Lemercier de la suite des Batailles et combats de la Guerre de l'Indépendance d'Italie, publiées par Bulla en 1859, largement diffusées en France et à l’étranger, répondaient à ces mêmes critères.

Entre ciel et terre
Entre ciel et terre |

© Bibliothèque nationale de France

L’Ogre [du Petit poucet]
L’Ogre [du Petit poucet] |

© Bibliothèque nationale de France

Provenance

Cet article provient du site Gustave Doré, l'imaginaire au pouvoir (2014), réalisé en partenariat avec le musée d'Orsay.

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