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À livres ouverts : lire les textes fondateurs

Évangile de saint Jean en copte
Évangile de saint Jean en copte

© Bibliothèque nationale de France

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Torah, Bible, Coran : trois livres universels, qui racontent bien plus qu’une histoire. Témoins précieux pour l’historien, recueils de mythes sacrés pour les croyants, culturels pour les autres, ils se prêtent à des milliers de lectures.

Des bouts d’écriture dans toutes les langues et dans tous les états, des fragments, des jarres à manuscrits, des parchemins, des rouleaux, des enluminures, des traces de calames, de plumes, de stylets, des peaux grattées et regrattées : les livres sont d’abord en morceaux, des textes en somme qui ne méritent même pas le nom de livres.

Puis se dessinent des formes, un arrangement des textes, une succession, des divisions ; des différentes versions une seule demeure et l’organisation devient définitive, et se répète ensuite dans des langues, sous des formes et des reliures certes très différentes mais le texte relève désormais d’une orthodoxie soigneusement contrôlée. Des gens d’Église ou de pouvoir sont devenus maîtres des textes. Dorénavant ces Livres sont traités d’une manière si particulière, si soignée, que l’on pressent qu’ils sont infiniment précieux et infiniment vénérés. Sinon, pourquoi auraient-ils été ainsi copiés et recopiés ?

Rouleau de la Torah
Rouleau de la Torah |

© Bibliothèque nationale de France

Jarre à manuscrit et son couvercle
Jarre à manuscrit et son couvercle |

© Institut catholique, musée Bible et Terre sainte

Des livres qui parlent de tous les livres

Les éléments qui composent ces Livres apparaissent, sur presque deux millénaires, dans certaines communautés du Croissant fertile ; ils se sont d’abord transmis, de génération en génération par voie orale. Ainsi d’une même histoire a-t-on souvent plusieurs versions. Ces textes nous disent donc le passage à l’écriture, l’évolution des formes, du rouleau au codex, puis l’apparition de l’imprimerie. Ils nous disent les langues : voici la traduction de Luther qui fonde la langue allemande, et puis voici les bibles polyglottes. Ils nous disent « la » langue, l’arabe du Coran, la calligraphie sacrée. Ces Livres parlent de tous les livres ; peut-être, comme dans les rêves de Borges, les contiennent-ils tous ?

Bible de Gutenberg
Bible de Gutenberg |

Bibliothèque nationale de France

Un coran imprimé imitant les manuscrits
Un coran imprimé imitant les manuscrits |

Bibliothèque nationale de France

Le bonheur des mots

Et puis vient le deuxième temps du voyage, le temps d’ouvrir les Livres, le temps du bonheur des mots. Racontons Abraham (l’Ibrâhîm coranique) et son invraisemblable obéissance dans la Bible* et dans le Coran. Racontons Moïse (Mûsâ), Joseph (Yûssuf) et ses frères, la somptueuse visite de la reine de Saba à Salomon (Sulaymân). Chantons, récitons, psalmodions, dansons. Ces textes sont faits pour être mis en bouche et en jambes. Laissons se déployer le merveilleux, le symbolique, le sensible. Ne touchons pas encore à l’exégèse, ne nous laissons pas intimider par les redoutables épaisseurs des commentaires accumulés, plongeons, ces livres sont pleins d’histoires d’hommes et de femmes, ils racontent les puissants et les humbles, les rois et les esclaves, des histoires d’amour, de trahison et de mort, des histoires de très grandes douceurs et d’extrêmes violences.

La Nativité
La Nativité |

© Bibliothèque nationale de France

La Vie de David
La Vie de David |

© Bibliothèque municipale de Dijon, mss 14 f. 13, photographe E. Juvin

Ils disent des prodiges : la manne descend du ciel pour nourrir les affamés du désert, l’eau se change en vin à Cana. Ces Livres qui se répondent et dialoguent à travers les siècles, du Pentateuque aux Évangiles, des Évangiles au Coran, disent le monde comme le disent les poètes : « Le jour où les hommes seront dispersés comme des papillons / Où les montagnes voleront comme des morceaux de laine teinte » (Coran, CI, 3).
Ces Livres donnent aussi la parole à Dieu : « Me voici venant vers toi dans le nuage de la nuée pour que le peuple entende que je parle avec toi » dit Yahwé à Moïse (Exode, XIX, 9).

Dieu dans l’histoire

Ces Livres disent donc l’invention de Dieu, du Dieu unique, ils racontent cette incroyable aventure des corps à corps des hommes avec Dieu, comme la nuit de lutte de Jacob avec l’ange. Un Dieu parfois jaloux, parfois cruel – ces Livres sont remplis d’anathèmes et de malédictions –, un Dieu parfois tendre et compatissant – ces Livres sont remplis de bénédictions et de pardons. Faut-il y lire Dieu comme une histoire ? Mais le nom même de Dieu, YHWH, est imprononçable. On approche le sens : Dieu révélé ? Dieu à l’image des hommes ? Ces Livres disent-ils l’irruption de Dieu dans l’histoire ou l’histoire de l’invention du Dieu unique par les hommes ?

Moïse reçoit les Tables de la Loi de la main de Dieu
Moïse reçoit les Tables de la Loi de la main de Dieu |

© Bildarchiv ÖNB

Des Livres sous le regard de l’historien

Puis vient le troisième temps du voyage, celui de la distance critique. Les textes de ces Livres ont été imaginés, racontés, puis rassemblés et écrits par des hommes à un moment donné. Ils nécessitent une critique textuelle, il faut tenter de les dater, mettre en ordre la généalogie des manuscrits. Ils contiennent des morceaux d’histoire, des faits que d’autres sources nous permettent d’attester, ils mentionnent des personnages dont l’existence est historique : « En ce temps Xerxès règne sur cent vingt-sept provinces de l’Inde à l’Éthiopie », ainsi commence le Livre d’Esther. Ils évoquent des lieux réels, le désert, le Nil, la mer Rouge, le Temple de Jérusalem, Médine et La Mecque. Mais ce ne sont pas des livres d’histoire, ce ne sont pas des livres de géographie. Sur ce point il faut insister : ces Livres mêlent étroitement la transcription du réel et une approche symbolique. Parfois ils disent rationnellement le monde, parfois ils le reconstruisent dans l’imaginaire. Ils regroupent des fragments de diverses origines, que les spécialistes savent dater, ils ont été volontairement rassemblés, et rassemblés à un moment donné, pour faire corps, pour faire corps de doctrine.

Prise de Jérusalem par Nabuchodonosor
Prise de Jérusalem par Nabuchodonosor |

© Bibliothèque nationale de France

Mahomet, David et Salomon
Mahomet, David et Salomon |

Bibliothèque nationale de France

L’historien doit donc expliquer et contextualiser non seulement la signification de chaque fragment mais aussi la cohérence et le sens de l’ensemble. Il doit aussi suivre pas à pas les lectures des générations de clercs et d’exégètes : pour eux, en effet, les Livres sont révélés, ils énoncent donc la Loi, ils disent la Vérité dans son infaillible éternité, mais tous les clercs et tous les exégètes n’ont pas la même idée de la Loi et de la Vérité et tout au long des siècles on s’est étripé sur l’interprétation des Livres. Ces textes relèvent donc à la fois de l’histoire et de la croyance, mais aussi de l’art et de la mémoire. Enfin, pour l’historien comme pour le croyant, ces Livres disent encore autre chose : ils sont le fondement de constructions théologiques, ils sont la source des rites et des fêtes, ils sont le réservoir infini des prières des croyants. L’explication de ces Livres permet donc de comprendre toutes les manifestations du religieux, les cérémonies y trouvent leur source.

Un patrimoine de l’humanité

« Je m’en vais verser de l’eau sur l’assoiffé, des fleuves entiers sur la terre sèche » (Isaïe, XLI, 18)
« Et si tu as soif, dit Booz à Ruth, tu iras boire de l’eau que mes serviteurs ont puisée » (Ruth, II, 9)
Le voyage se termine auprès du puits, nous revenons à la source. Là, ces Livres n’appartiennent plus à personne, aucun rabbin, aucun prêtre, aucun imam ne peut s’en approprier l’interprétation exclusive. Certes, pour certains ils représentent l’immuable, mais ils vivent, et cette vie débordante leur permet d’échapper à tous les fondamentalismes. Ils contiennent tant de scènes primitives et fondatrices, aux origines mêmes de notre humanité, qu’elles ont été transcrites et retranscrites, copiées et interprétées : elles vivent sur les scènes des théâtres, elles animent les marbres et la peinture, elles sont le souffle de la musique.

Genèse I, 1 : Bereshit
Genèse I, 1 : Bereshit |

© Bibliothèque nationale de France

Variations à partir du motif central étoilé
Variations à partir du motif central étoilé |

© Bibliothèque nationale de France

Autour de ces Livres on a construit des synagogues, des cathédrales, des mosquées. C’est le plus fécond des patrimoines de l’humanité qui résiste à tous les commentaires comme à une trop exclusive patrimonialisation : ils inspirent toujours le Bédouin du désert qui prie tourné vers La Mecque. La Parole est présente au mémorial de la Shoah : des rouleaux de parchemins relatent les souffrances des camps d’extermination et sur le mur c’est le Livre qui redouble la mémoire : « Regardez et voyez s’il est douleur pareille à ma douleur. Jeunes et vieux, nos fils et nos filles fauchés par le glaive » (Lamentations, II, 21).

Mille lectures

Il faut tenir en gerbe les mille et une lectures : historique, rationnelle, poétique, symbolique, religieuse, mystique, communautaire. Les Livres ouverts introduisent le dialogue entre l’homme et son au-delà – que cet au-delà soit une transcendance de l’ordre du sacré ou une intériorité sans référence au divin. Il y a une manière laïque de comprendre l’injonction du Coran (Coran, III, 63) : « Ô vous qui avez reçu les Écritures ! Pourquoi ne croyez-vous pas aux signes du Seigneur quand vous en avez été témoin ? »

Évangile de saint Jean en copte
Évangile de saint Jean en copte |

© Bibliothèque nationale de France

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