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L’écriture du texte sacré dans le judaïsme

Calligraphie hébraïque
Calligraphie hébraïque

© Editions Fleurus / Frank Lalou

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Écrire le texte de la Torah n’est pas un acte anodin dans le judaïsme. Il répond à des règles précises.

L’impossibilité pour deux lettres de se toucher

Les lettres sont toutes autonomes, chaque lettre est un monde, chaque lettre est un univers. Le scribe écrit donc scrupuleusement chacune d’elles en évitant tout contact. Dans le cas où cela se produirait, le livre est dit passoul, inapte à la lecture liturgique.

La position des lettres par rapport à la ligne tutrice

Comme dans les écritures manuelles en d’autres langues, le scribe trace une ligne afin d’aligner les lettres correctement. Ces lignes tutrices sont appelées sirtout (sirtoutim au pluriel), ce sont des lignes tracées au poinçon sec, donc sans encre et à peine visibles de loin. Dans l’écriture hébraïque, la lettre est suspendue, littéralement accrochée à la ligne supérieure qui est la limite de l’écriture. Cette limite a aussi un sens symbolique car elle trace la limite entre l’écriture et l’au-delà de l’écriture. Aucune des 22 lettres de l’alphabet hébreu ne dépasse cette limite, sauf la lettre Lamèd. Le nom de cette lettre, Lamèd, renferme le sens même de sa forme : lamèd est une racine qui veut dire « étude » et « enseignement », comme ce mouvement de dépassement de la ligne d’écriture, comme ce mouvement d’aller « au-delà du verset », selon une belle expression d’Emmanuel Lévinas.

Blancs d’ouverture et blancs de fermeture

Il est fondamental de respecter la structure du texte, son intégralité. Précision absolue dans le nombre de mots, de lettres et de versets, plus encore même des « blancs » qui sont riches de sens.
Le texte biblique  et en particulier les cinq livres de Moïse  ne possède pas de voyelle dans son écriture liturgique consonantique. De plus, la ponctuation n’existe pas, rien ne signale ni le rythme ni le passage d’une phrase à l’autre, points et virgules en sont totalement absents. Rien ne vient interrompre le flot des vocables, si ce n’est, de temps à autre, des espaces blancs, des vides d’écriture qui apparaissent à l’œil non habitué comme des trous au sein même de l’écriture. Le texte entre deux espaces blancs se nomme Paracha, c’est-à-dire « passage » ; il existe deux sortes de parachiyot selon la place de l’espace blanc qui précède le texte : lorsque le blanc est au milieu d’une ligne, enclos à droite et à gauche par de l’écriture, on dit du passage qui suit qu’il forme une Paracha setouma, « fermée », sa longueur est de neuf lettres minimum. En revanche, lorsque le blanc est ouvert sur la marge, le passage qui suit constitue une Paracha petouha, « ouverte », sa longueur est indéfinie. Cette notion de Paracha ouverte et fermée est fondamentale au point que son non-respect entraîne une invalidation liturgique du livre. Si par erreur le scribe a inversé la nature d’un blanc (« ouvert » à la place de « fermé », ou le contraire), le livre dans son entier ne peut être utilisé pour la lecture publique.

L’absence de notation des voyelles

La Torah est écrite sur du parchemin et avec une écriture liturgique particulière, purement consonantique. Dans les livres qui permettent de suivre la lecture, l’écriture comporte outre les lettres consonnes, les couronnes, les signes voyelles et les signes de cantilation.

En hébreu (comme dans d’autres langues sémitiques telles que l’araméen ou l’arabe), les voyelles existent mais ne sont en général pas notées dans le texte écrit. On les rencontre dans les livres pour enfants ou les journaux pour débutants ou encore dans les livres de préparation à la lecture du texte liturgique. En fait, à l’origine, les voyelles étaient totalement absentes, l’écriture hébraïque ne notait que les consonnes et c’est le lecteur qui, par connaissance et reconnaissance des mots et des expressions, ajoutait la vocalisation adéquate ; ainsi, encore aujourd’hui dans l’hébreu moderne, le lecteur des textes hébraïques doit déjà connaître la langue pour la lire. Cette lecture est plutôt une reconnaissance d’un texte constitué de mots et d’expressions déjà connus. Comme dans cette phrase exemplaire que cite Pommier, qui la reprend de I. J. Gelb : « dchffrr ctt phrs st l mllr prv d ctt rmrq. » En déchiffrant cette phrase, le lecteur réintroduit mentalement ou à haute voix les voyelles, les sonorités manquantes. L’écriture hébraïque implique une connaissance préalable de la syntaxe et de la phonologie. Il arrive souvent qu’un même mot comporte plusieurs lectures vocaliques possibles, et donc plusieurs significations : dans ce cas c’est le contexte qui détermine le sens du mot.
Il est évident que la non-écriture de la voyelle ne résulte pas d’une difficulté technique de transcription. Puisque la voyelle rend la lecture plus commode, on est en droit de se demander la raison de cette absence.

L’absence de notation des voyelles permet d’échapper au poids massif de la présence du sens qui ne laisse aucun jeu à l’imaginaire. Cette absence permet d’éviter les pesanteurs du repos, et l’inertie du désir... Le sens d’un mot, comme celui d’un être vivant n’est jamais achevé, signifiance infinie où l’absence des voyelles, déroutante pour le lecteur, conjure la routine, laisse place à l’incertitude, l’inquiétude, l’angoisse, la curiosité. L’absence des voyelles est la source du désir qui permet au lecteur de dévoiler le secret, c’est-à-dire de dévoiler qu’il existe un secret, indévoilable. Explorer l’inconnu. Explorer mais non coloniser. Caresse et non prise !

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