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Bouleversement capital, l’invention
et la diffusion de la photographie fournissent l’instrument
propice à la réalisation du portrait réaliste.
"Cela fait-il le portrait ?" demandait-on à
Daguerre.
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La
garantie de similitude
Le flux photonique imprimant d’un seul coup l’image
du sujet sur la surface sensible, la question de la similitude
paraît résolue. La peinture n’est pas
quitte du problème de l’idéalisation
et de la ressemblance, mais elle en est, du moins, soulagée
; le déplacement des frontières permet l'évolution
des styles. La similitude ne saurait cependant se superposer
exactement à la ressemblance. C’est une des
vérités qu’expose le portrait moderne.
Cette garantie de similitude intrinsèque au médium
lui vaudra une expansion rapide. Les foudres esthétiques
de Baudelaire, profondément méfiant envers
les vertus du daguerréotype, envers sa faculté
de fascination sur "la vile multitude", et son
excédent de réel qui barre la route à
l'imaginaire, n’entravèrent en rien la progression
du portrait photographique. Il serait abusif d’insinuer
qu’il avait imaginé l’usage qu'en ferait
Alphonse Bertillon. Sa position de principe aurait trouvé
là une justification morale, sinon esthétique.
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Le
portrait normalisé
Bertillon, qui avait eu quelques prédécesseurs
en Grande-Bretagne, modernisa les procédures d’identification
de la préfecture de police de Paris en unissant les
moyens photographiques, anthropométriques et sociologiques.
Gilles Deleuze a fait observer que notre siècle passait
inéluctablement de l’ère de la discipline
à celle du contrôle. Cette dynamique trouve son
origine et son moteur à cette période-là,
dans la synergie de la photographie, de l’anthropométrie
et de la surveillance policière. |
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Les procédures
de photographie et de portrait "parlé" sont
normalisées, l’une selon un dispositif précis
et invariable de prise de vue, l’autre selon un vocabulaire
descriptif et chromatique hiérarchisé comme
un langage documentaire. La méthode photographique
comporte une prise de vue de face, une autre de profil, donnant
lieu à l’établissement d’une fiche
signalétique.
Chambre noire, siège de pose, éclairage…
Il s’agit là des éléments habituels
des ateliers de portrait tels qu’ils existent depuis
les daguerréotypistes. Mais chacun d’eux a été
repensé de manière à éliminer
de la prise de vue tout facteur de variabilité. Comme
Bertillon l’écrira plus tard : "Le dispositif
adopté impose l’uniformité et la précision
par l’impossibilité matérielle où
se trouve l’opérateur de reproduire autre chose
que notre type".
Les criminels et les pensionnaires des asiles d’aliénés
avaient servi de cobayes photographiques bien avant Bertillon,
mais sans outils de normalisation, il était impossible
d'aboutir à l’élaboration d’une
typologie. Le dispositif face-profil fut aussi utilisé
dans la pratique du portrait ethnologique, qui manifestait
le même besoin de méthodes classificatoires.
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Portrait
générique, portrait composite
Christian Phéline fait observer que le portrait judiciaire
"participe d’un mouvement historique beaucoup
plus général : celui par lequel l’image
photographique contribue à la constitution même
de cette identité comme identité sociale et
participe ainsi de l’émergence de l’individu
au sens moderne du terme". Portrait carte-de-visite
et daguerréotype d’une part, portrait anthropométrique
de l’autre, le troisième volet fut le portrait
"composite". Le modèle idéal proposé
par Hegel s'inverse en caricature sinistre.
Son invention découle d’une aspiration semblable
à celle de Lavater, nourrie par la fascination de
la science : la compréhension totale de l’être
humain. Le procédé physiognomonique de Lavater
était analytique comme celui de Lombroso, qui classait
les photographies en atlas décrivant les occurrences
d’un type humain. Celui de Francis Galton est synthétique.
Il consiste à établir, à partir d’une
collection de portraits individuels, un portrait générique,
image de synthèse purement artificielle et tout à
fait réelle. Selon une formule d’Arthur Battut,
vulgarisateur français du procédé, tous
les traits singuliers se dissolvent dans "cette figure
impersonnelle qui n’existe nulle part et que l’on
pourrait appeler portrait de l’invisible".
Cette technique opère un retournement paradoxal :
les échantillons de travail étant censés
représenter le type envisagé à l’arrivée,
le résultat recherché détermine par
conséquent l’échantillonnage. |
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La
recherche de l'universel et l'émergence du particulier
Ce résultat n’est guère éloigné
de l’édification d’un schème transcendantal
appliqué au portrait. L’image quelle qu’elle
soit conserve toujours une figure particulière, un
statut de signe ; le schème vise l’unité
de la règle générale qui oriente les
représentations possibles. Le portrait composite et
l’icône religieuse sont alors comparables dans
ce recours à un référent immatériel.
L’image religieuse comportait un garde-fou, le "regard
détourné", la translatio, adressé
lucidement à son référent invisible
; le portrait composite en revanche n’est que l’instrument
d’une idéologie.
Les portraits composites réalisés dans un but
ethnologique par Arthur Battut (qui prit assez vite conscience
des dérives dangereuses de cette sorte d’expérimentation
appliquée à l’humain) pourraient figurer
près des recherches plastiques contemporaines de représentation
virtuelle du visage.
Le portrait photographique franchit une étape décisive
de son évolution. La catégorie de portrait
instituée et généralisée à
l’instigation d’Alphonse Bertillon dans le cadre
d’une prise en charge scientifique et positiviste de
l’humanité figure encore de nos jours sur les
cartes d’identité et les passeports. Mais Bertillon
a en quelque sorte "raté son coup". Il n'existe
pas de type de l'assassin ou de type de l'escroc. Loin de
mener à l'élaboration de types, étrangement
proches des Universaux au sens scholastique, cette approche
photographique aboutit à un recensement du particulier,
une collection d'individus. Les travaux photographiques les
plus actuels trouvent là une archéologie.
Ce visage centré sur lui même, séparé
de son corps, lessivé de tout contexte ; libéré
de tout ancrage, dépersonnalisé, est celui
de l'individu extrait de la personne, qui cheminait depuis
Jean Jacques Rousseau. Seul sur la terre.
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