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Invention
Le portrait carte-de-visite, ou portrait-carte, est né
de la volonté de André Adolphe Eugène Disdéri
(1819-1889) d’élargir la clientèle des ateliers
de portrait photographique. Afin de diminuer les coûts
de production du portrait et son prix de vente, il choisit d’en
réduire le format. Grâce à l’invention
de ce qu’il appelle un "châssis multiplicateur",
pour laquelle il dépose un brevet en 1854, il juxtapose
plusieurs prises de vue sur un même négatif, constituant
ainsi une mosaïque comparable à celle du Photomaton.
Pour ce faire, Disdéri utilise une plaque de verre au
collodion au format 18 x 24 cm placée dans une chambre
noire à quatre ou six objectifs. Le châssis peut
être fixe, auquel cas les prises de vues sont simultanées
et les portraits identiques. Le châssis peut également
être mobile, coulissant entre chaque prise de vue et laissant
au modèle le loisir d’imprimer à sa pose
des variations plus ou moins prononcées. Sur une seule
plaque peuvent donc apparaître quatre, six ou plus fréquemment
huit images de même format ; certaines planches présentent
cependant un seul grand portrait, ou deux moyens, ou encore
un moyen et quatre petits. Les images qui servent aux cartes
de visites proprement dites ont, quant à elles, un format
standard de 6 x 9 cm, ce qui correspond à une planche
de huit photographies.À partir du négatif est
réalisé un tirage par contact sur papier albuminé,
qui sera découpé en autant de petites images rectangulaires.
La carte-de-visite prend sa forme définitive lorsque
chaque image est collée sur un carton rigide de dimensions
légèrement supérieures, sur lequel est
imprimé au dos et/ou sous l’image, le nom et l’adresse
du photographe. Ces portraits-cartes sont alors vendus à
des tarifs dégressifs : en 1862, vingt-cinq tirages montrant
deux poses différentes sont vendus trente francs, cinquante
tirages présentant jusqu’à trois poses cinquante
francs, cent cartes avec quatre poses soixante-dix francs. Négatifs
et planches de portraits avant découpe sont conservés
par le photographe, ces dernières étant numérotées
et archivées dans des registres laissés à
la disposition du client, afin de répondre à d’éventuelles
demandes de retirage.
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Un
succès spectaculaire
L’acuité du sens commercial de Disdéri lui
permet d’entrevoir le succès que remportera la
carte-de-visite auprès d’une classe émergente,
pour laquelle la photographie devient un objet courant et familier.
À ses débuts, la mode du portrait-carte est limitée
au cercle restreint de l’aristocratie. Si ce nouveau format
gagne à la fin des années 1850 une clientèle
de plus en plus large, c’est tant par son coût relativement
modique que par l’engouement que suscite la diffusion
des cartes-de-visite à l’effigie d’hommes
illustres. Le premier est l’empereur Napoléon III,
qui choisit de se faire photographier par Disdéri en
1858. Son portrait est aussitôt vendu par centaines dans
tout Paris. Les célébrités, qui ont instantanément
saisi l’intérêt du procédé,
veulent à leur tour voir leur image immortalisée
sous forme de portrait-carte. Dès lors, les cartes-de-visite
sont produites quasi industriellement, à une cadence
soutenue, suivant une division et une rationalisation des tâches
qui peuvent être réparties sur une vingtaine de
postes, depuis la prise de vue jusqu’au montage, en passant
par le découpage des milliers de petits cartons. Une
fois vendues, les cartes se donnent, s’échangent
et circulent de la main à la main, offrant à ceux
qu’elles représentent l’opportunité
de diffuser leur image et de se faire connaître du plus
grand nombre. La vogue de la carte-de-visite gagne ainsi toute
la France, l’Europe puis, plus tard, les Etats-Unis. Les
personnalités les plus éminentes de la politique,
les familles royales, jusqu’aux souverains et chefs d’Etats
veulent voir leur portrait miniature figurer dans les catalogues
des plus grands ateliers, s’étaler derrière
les vitrines des grands boulevards, sur les présentoirs
des boutiques de souvenirs. Les y rejoignent hommes de lettres,
vedettes du théâtre et de l’Opéra,
clowns et acrobates, danseuses et femmes du demi-monde. Les
images de la reine Victoria, du président Lincoln ou
de Sarah Bernhardt se vendent ainsi par centaine de milliers.
Leur emboîtant le pas, la foule des bourgeois se rend
dans les ateliers les plus fameux, se fiant au nom qui apparaît
au dos du carton : Disdéri, Mayer et Pierson, Petit,
Franck, Carjat, Reutlinger, Neurdein, Nadar, entre autres. Une
profusion d’ateliers de portrait ouvrent dans les lieux
les plus fréquentés, là où les clients
potentiels sont amenés à se promener, sur les
Grands Boulevards, à la sortie des théâtres.
Le phénomène, loin de se cantonner à la
capitale, gagnera rapidement les grandes villes de province.
Afin de répondre à une demande exponentielle,
les praticiens poussent la logique de la photographie de studio
à son extrême. Ainsi, près d’une décennie
après son apparition en 1851, le procédé
au collodion ne se prête à une application industrielle
qu’à la suite de l’adoption de la carte-de-visite
par les plus grands praticiens du portrait. Nadar, par exemple,
vend d’abord ses prestigieux portraits de personnalités
au grand format, puis, dans un second temps, à prix réduit
sous forme de carte-de-visite, avec laquelle il fait sa "petite"
monnaie, instituant dès lors un commerce à deux
vitesses.
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Conformisme
et modèles sociaux
Dès lors, la nature de la production et la conception
même du portrait changent véritablement. La photographie
devient en effet, au cours des années 1860, le vecteur
d’une évolution des rapports sociaux, qui tendent
vers l’idéal d’intégration de tout
un chacun à des critères communs, définis
dans les hautes sphères de la société.
Si Disdéri s’attache à agencer différemment
son décor selon qu’il photographie un savant, un
militaire ou un comédien, le portrait miniature reprend
dans la majorité des cas les mêmes poncifs, artifices
et accessoires. Le modèle, au visage souvent austère
et figé, est montré en pied, arborant une pose
qui se veut digne mais lui confère une certaine rigidité
: accoudé à une colonne tronquée, appuyé
sur une balustrade ou assis dans un fauteuil, lisant un journal,
tenant cigare ou chapeau à la main. Ce sont autant de
marques signifiant ou voulant signifier son appartenance à
une classe privilégiée. Cette dernière
collectionne les cartes-de-visite dans de lourds albums spécialement
conçus pour les recueillir. Elles sont glissées
dans de petites fenêtres réservées dans
les pages cartonnées. Les membres de la famille, les
amis et les intimes y côtoient, dans une confusion sciemment
entretenue, les grands de ce monde, auxquels il est désormais
possible de s’identifier. Certains clients demandent même
expressément à être représentés
à la façon de telle ou telle célébrité,
dont ils peuvent trouver les images dans les registres qu’ils
sont amenés à feuilleter dans le salon d’attente
de chaque atelier ; il convient toutefois de distinguer le client
"ordinaire" de la célébrité,
qui passe un accord avec le photographe et ne paie pas. Dans
chaque album familial apparaissent ainsi les préférences
politiques et artistiques qu’il est de bon ton de revendiquer,
les réseaux mondains dont on se réclame, autant
que les liens affectifs que l’on espère resserrer.
Des albums thématiques sont également constitués,
renfermant exclusivement des portraits-cartes d’écrivains,
d’acteurs, de musiciens, de rois et de princes, ou encore
de militaires.
Corollaire des transformations qui en pleine révolution
industrielle affectent la société dans son ensemble,
cette standardisation du portrait rencontre certaines résistances,
en particulier chez les artistes et les écrivains. Quand
les photographes dénoncent l’inévitable
baisse de qualité inhérente à la production
en série, avant qu’ils ne se rangent derrière
l’évidence de sa rentabilité, Flaubert,
Barbey d’Aurevilly ou Baudelaire stigmatisent l’uniformisation
de la société, l’effacement des insignes
de classe, conséquences d’un narcissisme triomphant
doublé d’un conformisme avilissant.
En dehors de la pratique la plus courante, certains clients
s’amusent à déjouer le côté
stéréotypé de la séance de pose,
en adoptant des attitudes très variées au cours
d’une même séance, allant de la plus conventionnelle
à la plus excentrique. Ce genre de comportement est propre
à l’aristocratie du Second Empire, qui préfigure
en cela les facéties des photographes amateurs de la
fin du XIXe siècle. Ce dernier
repart de l’atelier avec un jeu de petits cartons en poche,
destinant les uns et les autres à des connaissances très
différentes : l’un étoffera l’album
familial, un autre ira à la fiancée, aux amis
du cercle, à la maîtresse.
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Excentricités
De la production des portraits-cartes vue dans son ensemble ressort
pourtant en premier lieu l’uniformité, expression du
désir d’accéder à une identité,
de se conformer à un même modèle. Les exceptions,
rares, sont d’autant plus remarquables. Par leur mise en scène
et l’attitude du modèle, détournant de leur fonction
première les éléments récurrents du décor
d’atelier, certains portraits expriment une désinvolture
qui aura elle-même ses conventions, d’autres une franche
excentricité. Assis en tailleur sur la colonne, à califourchon
sur la balustrade ou sur le cheval de bois destiné aux portraits
d’enfants, les pieds appuyés sur une table, voire allongé
à même le tapis ou tournant simplement le dos à
l’objectif, le modèle peut aussi revêtir les costumes
les plus extravagants, les accoutrements les plus exotiques, en burnou
ou en kimono. Et si le goût du canular de Disdéri, attesté
par ses autoportraits, rencontre celui de ses clients, auxquels il
suggère sans doute certaines mises en scènes, l’initiative
leur en revient. Ces images décalées correspondent aux
années de gloire du studio, quand le portrait carte-de-visite
n’est pas encore sorti du cercle de l’aristocratie. La
haute société réserve alors la diffusion de son
image à ses seuls membres, quand les portraits de célébrités,
destinés à la commercialisation, seront eux très
largement répandus. À une époque où le
théâtre populaire et le music-hall rencontrent un public
aussi large que peu exigeant, acteurs et actrices posent dans le costume
de leur dernier succès, et la demande de telles images devient
si importante que les grands ateliers leur consacrent une large part
de leur catalogue. Parmi cette seule catégorie des cartes-de-visite
d’acteurs se trouvent tant des photographies des artistes les
plus talentueux et les plus célèbres, représentés
en civil ou en costume de scène, que des images de comédiens
populaires, auxquels on demande de sortir des conventions de pose
et de retenue pour faire valoir leur aptitude au jeu et à la
farce. On s’échange aussi, dans l’intimité
des fumoirs, des portraits d’actrices de vaudeville et de demi-mondaines
en tenues affriolantes.
Hormis les portraits, il existe aussi une minorité de cartes-de-visite,
portant sur environ cinq pour cent de la production totale, qui présente
une grande variété de sujets. On y trouve des vues d’architecture,
des vues urbaines, des paysages, des reproductions d’œuvres
d’art. Certains ateliers se spécialisent même dans
l’évocation d’une région de France en particulier,
ou dans la production de cartes-de-visite de fleurs. |
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Un phénomène
de société
La fortune de la carte-de-visite revêt donc différents
aspects. Malgré une évidente démocratisation
du médium photographique, elle reste circonscrite à
la seule bourgeoisie. Ouvriers, artisans ou paysans n’y figurent
pas, hormis lorsque des acteurs en revêtent les costumes ; quoique
de coût relativement modeste, le portrait-carte et les pratiques
qui en découlent, notamment la constitution et l’exhibition
des albums, ne trouvent pas de réelle audience auprès
des gens du peuple qui, sans doute, n’entretiennent pas le même
rapport à l’image que les classes plus aisées.
À l’origine, le premier cercle des amateurs du portrait-carte
est aristocratique, ce qui lui attribue d’emblée une
fonction de différenciation sociale. Mais d’agrément
élitiste et marginal, il devient, dès la fin des années
1860, un succès commercial, un phénomène de société,
par le seul talent de son inventeur. Disdéri a non seulement
contribué à la mise en place de nouvelles méthodes
de production, mais a fait preuve d’une qualité visionnaire
dans l’appréciation des attentes du public. Ce dernier
a désormais accès à une forme de représentation
dans laquelle il se reconnaît et qu’il se plaît
à partager. Il s’offre une vision directe de la société,
de ses gouvernants, des artistes et autres personnalités du
Second Empire. La carte-de-visite contribue ainsi à tisser
de nouvelles correspondances et affinités d’ordre social
entre les hommes.
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