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La chute des quotidiens

La fin de l’hégémonie d’un modèle (1930-1945)
Candide
Candide

© Bibliothèque nationale de France

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Avec les années 1930, les quotidiens triomphants d’avant guerre entament un lent déclin. Se contentant d’appliquer des recettes du passé, minimisant l’érosion du lectorat, ils mettent près de quinze ans à s’apercevoir qu’un nouveau modèle de journal à émerger. Des années souvent fatales à leur santé financière, encore aggravée sous l’Occupation.

La bourrasque Paris-soir

Le nouveau modèle a un nom, Paris-soir, dont le succès foudroyant fait envie : en 1934, son tirage atteint déjà le million d’exemplaires ; en 1938, il frôle les 2 millions. À cette époque, Le Journal n’est plus qu’à 400 000, Le Matin à 300 000. Seul Le Petit Parisien résiste, avec 1, 3 million d’exemplaires quotidiens. Mais la première victime de Paris-soir  qui, comme lui, paraît l’après-midi –, est L’Intransigeant : entre 1936 et 1938, le quotidien chute de 400 000 à 150 000 exemplaires. C’est dire la puissance de la bourrasque Paris-soir. À juste titre, les contemporains ont le sentiment que Paris-soir révolutionne la presse.

Paris-soir devra être vu avant d’être lu

Jean Prouvost

À l’origine, il ne s’agit que d’un petit journal financier souffreteux racheté par l’industriel Jean Prouvost. Le nouveau propriétaire décide de le transformer en grand quotidien populaire qui, inspiré des titres américains, ne se contentera pas de donner de l’information : il devra aussi – ou surtout – la mettre en spectacle. L’image est devenue la reine du temps ? Paris-soir devra être « vu » avant d’être « lu », comme il l’annonce dans sa nouvelle formule, le 2 mai 1932. Il ne s’agit pas seulement de valoriser la photographie, de la promouvoir à toutes les pages, d’en faire une authentique source d’information – en exploitant les ressources du bélinographe qui permet, instantanément et partout dans le monde, de transmettre un cliché à sa rédaction – mais aussi de concevoir le journal, et d’abord sa une, comme une véritable composition illustrée, avec de gros titres, des encadrés, des décrochés qui attirent l’œil, intriguent, interpellent le quidam lorsqu’il passe devant un kiosque.

L’arrestation de Violette Nozières
L’arrestation de Violette Nozières |

© Bibliothèque nationale de France

Mais ce n’est pas tout, car Paris-soir étonne le lecteur en faisant éclater les codes hiérarchiques de l’information. C’en est fini d’une actualité qui distingue les genres nobles (politique française, affaires diplomatiques), réservés pour la une, et les espèces moins dignes, reléguées dans les pages intérieures. Désormais, au gré des circonstances, l’exploit sportif, le fait divers, le grand reportage, la vie des stars peuvent prétendre faire les gros titres. En juillet, le Tour de France occupe une place de choix et le sport, plus généralement, dispose d’une rubrique quotidienne, là où beaucoup de journaux ne lui consacrent encore qu’une page, le lundi. Avec Paris-soir (douze pages dans la semaine, vingt le samedi), le lecteur fait son marché en feuilletant le journal et bâtit une hiérarchie de l’information qui lui ressemble. Bref, Paris-soir s’enorgueillit d’être le mieux informé, le plus varié et le plus attractif de tous les quotidiens de la capitale.

Le Miroir
Le Miroir |

© Bibliothèque nationale de France

Vu au pays des Soviets
Vu au pays des Soviets |

© Musée Nicéphore-Niepce, Chalon-sur-Saône

Les magazines « à l’américaine »

Paris-soir frappe les imaginations et, à admirer son succès, on finirait par oublier qu’un bouleversement, peut-être plus profond encore, est en train de se produire, dans les années 1930 : celui des modes et des rythmes de lecture. Après l’ère du quotidien, vient le temps du magazine : journaux de reportage et d’actualité illustrée (Vu, Voilà, Détective, Regards, Match), hebdomadaires politiques et littéraires (Candide, Gringoire, Je suis partout, Marianne, Vendredi), journaux pour enfants (Le Journal de Mickey en 1934), presse féminine (Confidences, Marie-Claire), etc. Le magazine n’est plus l’apanage des élites et ses tirages sont parfois impressionnants : Marie-Claire, lancé par Jean Prouvost en 1937, bondit très vite à 800 000 exemplaires, chiffre jamais atteint jusqu’ici par un magazine.

L’essor de la presse hebdomadaire, spécialisée par vocation, là où la presse quotidienne se veut généraliste, est caractéristique d’une mutation sociale en marche, celle du brusque développement des classes moyennes qui découvrent le chemin des loisirs, de la culture, du divertissement, et rêvent parfois d’Amérique : c’est là-bas que Prouvost est allé chercher son modèle pour Marie-Claire, celui de la « femme moderne » qui, curieuse et ouverte sur le monde, se distingue de la « femme ménagère », exaltée depuis bien longtemps par Le Petit Écho de la mode.

Ciné-Miroir
Ciné-Miroir |

© Bibliothèque nationale de France

Irène Némirowsky et le cinéma, les débuts de Chaplin
Irène Némirowsky et le cinéma, les débuts de Chaplin |

© Bibliothèque nationale de France

Des journalistes reconnus

La presse est plus que jamais une fenêtre ouverte sur le monde. En même temps qu’elle informe, elle stimule les imaginaires collectifs, grâce au grand reportage qui met en récit l’information. En quelques années, les grands reporters, d’Albert Londres à Louis Roubaud, d’Édouard Helsey à Henri Danjou, s’érigent en modèles de toute une profession. L’image d’infatigables « baroudeurs » qui n’hésitent pas à courir des dangers pour accomplir leur mission d’information s’enracine dans les esprits durant l’entre-deux-guerres. Le grand reporter, « premier informé des événements graves de la planète », comme on le lit dans le Larousse de 1932, s’affirme comme un héros des temps modernes, adulé par le public, envié par ses confrères. Indépendants, bien payés, les grands reporters ne sont, au mieux, qu’une centaine, à la fin des années 1930, mais leur prestige rejaillit sur tous les autres journalistes. À défaut de les faire oublier, ils atténuent les critiques sur les dérapages, les approximations voire les mensonges de la presse et fixent l’idéal du journalisme, défini par la formule d’Albert Londres : « porter la plume dans la plaie ».

Pour les journalistes, les années 1930 sonnent l’heure de la reconnaissance : grâce à la pression du Syndicat national des journalistes, dirigé par Georges Bourdon, ils obtiennent, en 1935, un statut sacralisé par une loi généreuse qui leur garantit notamment des congés payés, des indemnités de licenciement et même la clause de conscience, fondamentale pour leur indépendance. Une commission nationale de la carte d’identité des journalistes, composée à parité de patrons de presse et de journalistes, se met en place dès 1936, appelée à distinguer les « vrais » journalistes (ceux qui vivent de leur activité dans la presse) des « amateurs », exclus du bénéfice de la loi. Certes, la carte professionnelle n’est pas encore obligatoire (elle le deviendra en 1945), mais toutes ces dispositions permettent d’évaluer le nombre de journalistes, compris entre 3 500 et 6 000 individus (parmi lesquels les femmes ne représentent qu’une infime minorité : 4 à 5 %).

L’Affaire Proprengro
L’Affaire Proprengro |

© Bibliothèque nationale de France

Je suis partout
Je suis partout |

© Bibliothèque nationale de France

Débâcle et trahison

Ces nouveaux équilibres sont pulvérisés par la guerre et l’Occupation. Rares sont les journaux qui, comme L’Intransigeant, L’Aube ou Le Canard enchaîné, préfèrent se saborder plutôt que de paraître dans une France du Nord domestiquée par la Wehrmacht, ou dans une France du Sud qui, sous la conduite de Pétain, collabore avec les Allemands. Dès le 17 juin 1940, Le Matin est de nouveau dans les kiosques parisiens et l’occupant utilise la presse pour cultiver la fiction d’un retour à la normale, au point de recréer de toutes pièces des titres qui existaient dans la capitale avant son arrivée, à l’instar de Paris-soir, confié à une équipe à sa botte (tandis que le vrai Paris-soir reprend sa parution en zone sud). Le Petit Parisien lui-même finit dans les mains des fascistes français tout acquis à Doriot et à l’Europe nazie. Ces « nouveaux messieurs » de Je suis partout ou du Cri du peuple font désormais la pluie et le beau temps dans la capitale.

L’âge d’or de la presse s’achève dans l’humiliation, la résignation et l’opportunisme. Les journaux s’offrent à Hitler ou se donnent à Pétain. Mais dès 1941-1942, se dresse une autre presse, clandestine et combattante : celle des mouvements de la Résistance, celle de Combat, du Franc-tireur ou de Défense de la France, qui ravive l’honneur perdu du journalisme français et prépare le temps de la Libération. La trahison massive de la presse d’avant-guerre scellera sa perte. La punition sera terrible : la quasi-totalité des titres de 1939 seront interdits en 1944. Un coup de balai sans égal dans l’histoire de la presse, mais nécessaire pour les défenseurs d’une information libre, critique, indépendante des pouvoirs, comme l’écrit Albert Camus dans Combat, le 31 août 1944 : « L’appétit de l’argent et l’indifférence aux choses de la grandeur avaient opéré en même temps pour donner à la France une presse qui, à de rares exceptions près, n’avait d’autre but que de grandir la puissance de quelques-uns et d’autre effet que d’avilir la moralité de tous. Il n’a donc pas été difficile à cette presse de devenir ce qu’elle a été de 1940 à 1 944, c’est-à-dire la honte du pays. » Avide de profit et parfois corrompue, soumise aux financiers, préférant se servir de la démocratie plutôt que la servir, la presse aurait trahi en renonçant à sa mission de vérité. Une autre presse, propre, transparente, dévouée à l’intérêt général, libérée de toute pression est-elle possible ? Les journalistes de la Résistance le croient. La Libération entend ouvrir une nouvelle phase de l’histoire de la presse : il ne s’agira finalement que d’une parenthèse, brutalement refermée à l’aube des années 1950.

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