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Du roman feuilleton au fait divers

Les débuts de l’industrie culturelle
Les Aventures de Jean-Paul Choppart
Les Aventures de Jean-Paul Choppart

© Bibliothèque nationale de France

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Littérature et journalisme partagent plus qu’un matériau commun. Au 19e siècle, c’est dans les journaux que paraissent les romans, tandis que le fait divers offre une source inépuisable d’inspiration littéraire.

Depuis 1831 Balzac, mais aussi Eugène Sue, Alexandre Dumas, Alphonse Karr, Alfred de Vigny ou Georges Sand publient leurs romans dans la presse (dans des revues littéraires comme La Revue de Paris et La Revue des Deux Mondes), avant de les proposer sous forme de volumes.
En 1836, pour élargir le lectorat et satisfaire des annonceurs de plus en plus nombreux, le roman entre dans la presse quotidienne et annexe la partie inférieure de la page appelée feuilleton, jusqu’alors consacrée à la critique littéraire, théâtrale, musicale, artistique, aux causeries mondaines ou aux récits de voyages. Les aventures de Jean-Paul Choppart publié par Louis Desnoyers dans le Journal des enfants en 1832 est le premier de ces feuilletons.

Le public va aussi apprécier la publication dans La Presse du feuilleton-roman d’Alexandre Dumas : La Comtesse de Salisbury, du 15 juillet au 11 septembre 1836 et de La Vieille Fille de Balzac, du 23 octobre au 30 novembre 1836. Ce rythme de publication influe sur l’écriture des récits : les auteurs ne découpent plus en tranches un roman préalablement écrit mais rédigent des textes adaptés au découpage (la partie publiée chaque jour en bas de la page du journal possède un nombre à peu près constant de signes typographiques). Il leur faut ménager des chutes en fin d’épisode, prévoir des résumés pour les lecteurs, mélanger les genres et alterner les séquences dramatiques et comiques, tenir le public en haleine et s’adapter au fur et à mesure à ses désirs, transmis par le courrier des lecteurs…

Les romans feuilletons connaissent un succès immédiat : les chiffres de vente des quotidiens auxquels participent des auteurs comme Dumas ou Sue bondissent littéralement tout en fidélisant un nouveau lectorat. Ainsi la publication du 25 juin 1844 au 26 août 1845 du Juif errant d’Eugène Sue, acheté 100 000 francs par le journal Le Constitutionnel, incite 20 000 nouveaux lecteurs à s’abonner alors que le titre n’en comptait que 3 600.

Parmi les premiers feuilletons célèbres, citons Les Mémoires du Diable de Frédéric Soulié publié dans Le Journal des Débats entre juin 1837 et mars 1838, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue dans Le Journal des Débats entre le 19 juin 1842 et le 15 octobre 1843, qui inspirera beaucoup d’auteurs. Par exemple Ponson du Terrail, qui publie en 1857 dans le journal La Patrie la première œuvre du cycle des « Drames de Paris », L’Héritage mystérieux. Son héros, Rocambole, est à l’origine de l’adjectif « rocambolesque ». Alexandre Dumas publie Les Trois Mousquetaires, dans Le Siècle, et Le Comte de Monte-Cristo, dans Le Journal des débats.

Lancé le 1er février 1863, Le Petit Journal connaît rapidement un succès extraordinaire. Parmi les raisons majeures du succès de ce premier journal populaire, figure la place accordée au fait divers (l’affaire Troppmann) et au roman feuilleton comme Capitaine fantôme de Paul Féval, de mars à mai 1864, ou Résurrection de Rocambole, de Ponson du Terrail. Le journal est aussi à l’origine du roman policier de Gaboriau (l’Affaire Lerouge).

Affiche de La Bête humaine
Affiche de La Bête humaine |

© Bibliothèque nationale de France

L’Œuvre, de Gustave Téry, publie Le Feu, notes d’un combattant par Henri Barbusse
L’Œuvre, de Gustave Téry, publie Le Feu, notes d’un combattant par Henri Barbusse |

© Bibliothèque nationale de France

Écrire à plusieurs

On assiste aux débuts de l’industrie culturelle, et pour faire face à la demande des patrons de presse qui axent la publicité de leurs journaux sur ces feuilletons, les écrivains s’assemblent et publient des œuvres écrites à plusieurs mains (Dumas-Maquet, Erckmann-Chatrian), parfois très rapidement : Il avait la main froide comme celle du serpent. Il surgit, un sabre dans chaque main, un pistolet dans l’autre !

Ceci ne va pas sans jugement sévère de certains de leurs pairs, comme ici Sainte Beuve : « Les journaux s’élargissant, les feuilletons se distendant indéfiniment, l’élasticité des phrases a dû prêter, et l’on a redoublé de vains mots, de descriptions oiseuses, d’épithètes redondantes : le style s’est étiré dans tous ses fils comme les étoffes trop tendues. Il y a des auteurs qui n’écrivent plus leurs romans de feuilletons qu’en dialogue, parce qu’à chaque phrase et quelquefois à chaque mot, il y a du blanc, et que l’on gagne une ligne. Or, savez-vous ce que c’est qu’une ligne ? Une ligne de moins en idée, quand cela revient souvent, c’est une notable épargne de cerveau ; une ligne de plus en compte, c’est une somme parfois fort honnête1. »
Jusqu’aux politiques qui critiquent ces publications, en craignant l’avilissement moral (ce courant attaquera de la même manière la bande dessinée au 20e siècle).

Aujourd’hui, le principe de fidélisation des lecteurs existe toujours par l’intermédiaire du feuilleton ou la prépublication d’albums de bande dessinée, notamment en été où le lectorat est plus difficile à conserver. « Je lisais tous les jours, dans Le Matin, le feuilleton de Michel Zévaco : cet auteur de génie, sous l’influence de Hugo, avait inventé le roman de cape et d’épée républicain. Ses héros représentaient le peuple ; ils faisaient et défaisaient les empires, prédisaient dès le 14e siècle la Révolution française » 2.

Le potentiel littéraire du fait divers

Faits divers
Faits divers |

© Bibliothèque nationale de France

Le fait divers est un matériau abondant, constitué en majeure partie d’éléments narratifs, qui appartient au monde du réel mais fait référence aux grands mythes. Rien d’étonnant à ce qu’il se moule dans les structures de l’écriture narrative. Dans « Faits divers » Jarry écrit : « Il [le lecteur] préfère son feuilleton mais le fait divers est-il autre chose, sinon qu’un roman, du moins qu’une nouvelle due à la brillante imagination des reporters ? Si les reporters devaient attendre que le fait divers existât, leur journal paraîtrait le surlendemain. » (PL II, 518).

Emile Gaboriau, journaliste du Petit Journal, passe facilement du rôle de chroniqueur à celui romancier, du fait divers au récit d’enquête et d’énigme. Gaston Leroux est tour à tour chroniqueur judiciaire, grand reporter, auteur d’un roman-feuilleton puis du Mystère de la chambre jaune où il met en scène Joseph Rouletabille, jeune apprenti reporter doué d’une grande intelligence déductive. Le journaliste-détective sera un personnage récurrent des romans et des bandes dessinées3. Et si le détective n’est pas journaliste il est aidé par un journaliste, comme Marc Covet pour Nestor Burma.

La culture populaire l’utilise largement, la culture légitime s’en sert en l’ennoblissant par la distance et l’esthétisation. Contes, chansons, mélodrames, poèmes, pièces de théâtre, romans policiers et romans tout court s’en inspirent. De Flaubert à Le Clézio, Didier Daeninckx, Emmanuel Carrère, François Bon et Régis Jauffret, en passant par Balzac, Stendhal, Zola, Camus et Genet, nombreux sont les auteurs qui se sont inspirés des faits divers.

À l’origine de Détective, on trouve, les frères Gallimard, l’écrivain Joseph Kessel, le journaliste judiciaire Marcel Montarron, qui embauchent Georges Simenon dans leur première équipe : « Détective sera romancier ; il vous fera participer à des épopées merveilleuses […] C’est ainsi que la fiction ramène à la réalité. Vous serez au cœur de l’imagination. »4

L’esthétique de la concision selon Fénéon

Nouvelles en trois lignes
Nouvelles en trois lignes |

© Bibliothèque nationale de France

Félix Fénéon accepta en 1906 de rédiger pour le Matin la chronique des « Nouvelles en trois lignes ». Il s’agissait d’une rubrique d’informations brèves, composées de trois lignes, comptant de cent dix à cent cinquante signes typographiques (Twitter n’a rien inventé !), de forme fixe et de structure close. Fénéon en fit une esthétique de la concision. Parmi les techniques d’écriture qu’il utilise dans ses savoureuses nouvelles, on peut citer :

  • Les raccourcis qui composent un micro-récit : « Elle tomba. Il plongea. Disparus. », « Madame Fournier, M. Voisin, M. Septeuil se sont pendus : neurasthénie, cancer, chômage. »
  • Détachement objectif et humour noir : « Un plongeur de Nancy, Vital Frérotte, revenu de Lourdes à jamais guéri de la tuberculose, est mort dimanche par erreur. », « Zoo de Vincennes, la nuit passée. Pour un cadeau original, M. Henri visite les lionceaux. Reste une main munie d’une chevalière. »
  • Le jeu sur les noms propres : « Prenant au mot son état-civil, Melle Bourreau a voulu exécuter Henri Bomborger. Il survivra aux trois coups de couteau de son amie. »
  • L’effet de chute : « Au lieu de 175 000 francs dans la caisse de réserve en dépôt chez le receveur des contributions directes de Sousse, rien. »

Dans le domaine parodique, citons enfin Proust (Pastiches et mélanges, 1919) qui raconte plusieurs fois une banale affaire d’escroquerie, « L’affaire Lemoine », en pastichant Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve critiquant Flaubert, Henri de Régnier, les Goncourt, Michelet, Emile Faguet, Ernest Renan, Saint-Simon ou encore Alphonse Allais avec Faits divers et d’été.

Notes

  1. Sainte-Beuve, token_0_link, Revue des Deux Mondes, T.19, 1839, sur Wikisource.
  2. Sartre, Les Mots, 1964, p. 109
  3. Des BD pour découvrir la presse, CRDP Poitiers
  4. Détective, n°1, 1er novembre 1928

Provenance

Cet article provient du site Presse à la Une (2012), réalisé en partenariat avec le CLEMI et l’AFP.

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