Les Trois Croix
Signé et daté au 3e état
seulement en bas vers la gauche Rembrandt. f. 1653
Pointe sèche et burin. 373 x 428 mm au 1er état.
385 x 450 mm à partir du 2e état
Cinq états
4e état
La planche a été complètement
modifiée après avoir été en plusieurs endroits
effacée au grattoir et au brunissoir. Elle est zébrée
de haut en bas par des tailles vigoureuses tracées à la pointe
sèche et au burin. La troisième croix à droite est
à peine visible. La plupart des personnages conservés sont
dessinés à nouveau ou fondus dans l'ombre. Le cheval sans
cavalier devant la croix à gauche a été inversé,
et un cavalier (inspiré d'une médaille de Pisanello) le monte.
L'autre cheval qui lui faisait face se cabre et celui qui est près
de la croix a la tête vue de profil. Des deux soldats en armure face
à la foule, il ne reste plus qu'un, brandissant un glaive. Le centurion
agenouillé devant le Christ est à peine visible. Saint Jean
écarte les bras (en signe d'impuissance, ou peut-être prend-il
la foule à témoin de l'horreur du drame). Le corps du Christ,
lumineux, se détache sur un fond sombre et projette de la lumière
devant lui. Au 5e état, une adresse
d'éditeur figure au milieu du bas : Frans Carelse excudit.
Il s'agit d'un tirage posthume.
Épreuve sur papier japon
BNF, Estampes, Rés. Cb-13a
Par son étrange et fulgurante interprétation
du Calvaire, Rembrandt provoque une émotion brusque chez le spectateur
projeté soudain dans un univers visionnaire, très émotionnel.
L'estampe des Trois Croix apparaît comme une œuvre inspirée.
L'impression de surnaturel créée par la violence du clair-obscur,
du graphisme, des variations successives de la lumière et des ténèbres,
par l'épouvante et le désarroi qui saisit la foule, par le
chaos qui règne et la sensation d'intemporalité, projette
ses effets vers l'extérieur. C'est d'une manière synthétique,
et cependant dans un style pictural, que Rembrandt conçoit cette
représentation de la mort du Christ en s'appuyant sur des artifices
jusqu'à l'abstraction. Son œuvre atteint un sommet de l'art.
Il y a travaillé longuement. Cinq remaniements de la plaque entraînant
deux versions de la composition témoignent de ses recherches pour
approcher au plus près cet événement, les derniers
moments de la vie du Christ, tels que les relatent les Évangiles
et surtout tels que lui-même les appréhende. Et pour cela il
a expérimenté des supports et des encrages différents,
parchemin, vélin, papier chine et papier japon, papier européen,
effet d'encrage, tout au long de sa création.
La première version se déroule en trois états.
Rembrandt considère alors cette phase achevée et signe sa
plaque. Dès le 1er état, sans
innover dans l'iconographie de ce thème tant de fois représenté,
il adopte une structure tout à fait nouvelle, fondée sur un
éclairage. Il situe la scène dans un triangle de lumière
et dispose les participants en demi-cercle au pied des trois croix, sur
un vaste plateau où le spectateur est invité à pénétrer.
La profondeur est rendue par des pans d'obscurité obliques, ouverts
vers l'extérieur, de part et d'autre du cône de clarté
dont la source est située au-delà de la feuille. Le Christ
est l'élément central de la composition, entouré du
bon larron à sa droite et du mauvais larron à sa gauche. Marie-Madeleine
éplorée enserre la croix ; à ses côtés,
à droite, saint Jean se tient la tête dans les mains, désespéré
; devant lui les saintes femmes soutiennent Marie. Le centurion converti
et repenti, descendu de cheval, s'est agenouillé devant Jésus
; pour cette figure, Rembrandt s'est inspiré d'une gravure du Maître
au Dé de 1532, un graveur italien de l'entourage de Raphaël.
À la droite du Christ se tiennent l'armée romaine immobile
et la foule agitée dans des attitudes diverses, exprimant souvent
la douleur : une personne se cache le visage, une autre se jette à
terre - il s'agit peut-être de Simon de Cyrène -, au premier
plan, soutenue par deux hommes. Habituellement, ces comportements ne sont
pas figurés. Dans l'angle inférieur droit, une caverne s'ouvre
sur des ténèbres.
L'épreuve du 1er état imprimée
sur du parchemin répand une lumière blonde qui atténue
les contrastes et impressionne par son rayonnement. Sur ce support l'encre
s'étale et donne une grande douceur aux contours qui restent imprécis.
Les ombres de la pointe-sèche deviennent opaques et l'ensemble se
rapproche d'un lavis.
L'épreuve du 2e état, imprimée
sur papier européen, est plus claire et les contours de la plupart
des personnages, esquissés d'un simple trait, sont plus nets. Les
différences proviennent surtout de l'impression.
Au 3e état, le ciel semble s'ouvrir
et une lumière aveuglante, plus terrifiante que la précédente,
légèrement voilée par un effet d'encrage, envahit la
scène, perçant la matière épaisse de l'obscurité
des bas-côtés, où pointe sèche et burin se mêlent.
C'est alors que Rembrandt signe et date sa plaque et, dans un 4e état,
la modifie complètement, après en avoir effacé une
grande partie et dessiné à nouveau la foule et les soldats.
Son graphisme est très différent de ses premiers états.
Son tracé épais, puissant, très affirmé, cubique
pour certains motifs, surréaliste pour d'autres, joue sur l'obscurité.
La scène est plongée dans les ténèbres, que
transpercent des rais de lumière blafarde, illustrant ce passage
des Évangiles : "C'était déjà environ la
sixième heure quand, le soleil s'éclipsant, l'obscurité
se fit sur la terre entière jusqu'à la neuvième heure.
Le voile du sanctuaire se déchira par le milieu et, jetant un grand
cri, Jésus dit : "Père, en tes mains je remets mon esprit."
Ayant dit cela, il expira [.]. Et toutes les foules qui s'étaient
rassemblées pour ce spectacle, voyant ce qui était arrivé,
s'en retournaient en se frappant la poitrine." (Luc, XXIII, 44-48.)
Ou encore : "La terre trembla, les roseaux se fendirent, les tombeaux
s'ouvrirent." (Matthieu, XXVII, 51-52.)
Et c'est bien cette vision apocalyptique que l'artiste arrive à traduire,
en même temps que la continuité de l'agonie du Christ. Les
deux versions qui, le plus souvent, sont considérées comme
deux interprétations différentes de l'événement
représenteraient plutôt les deux phases essentielles de celui-ci,
la seconde figurant l'instant paroxysmal de la Passion tel qu'il est décrit
dans les Écritures. En effet, si la bouche fermée du Christ
dans les premiers états et sa tête inclinée signifient
pour certains sa mort, et donc l'achèvement de l'œuvre, ce peut être
aussi l'agonie du Christ. Et la bouche ouverte dans le 4e état
peut très bien être aussi un signe de mort : après qu'il
eut parlé une dernière fois, son menton est retombé.
Le bon larron est toujours présent, le mauvais larron disparaît
sous les longues tailles noires, serrées et vigoureuses. Saint Jean
écarte les bras en signe de désespoir. L'épouvante
saisit la foule qui fuit, se bouscule, noyée dans les ténèbres.
Certains personnages ne se distinguent plus dans le chaos, la caverne s'effondre.
Les chevaux s'affolent, celui qui se cabre évoque le dompteur du
Capitole. Le cavalier en selle, peut-être Ponce Pilate, est inspiré
d'une médaille de Pisanello représentant Gian Francesco Gonzaga.
Dans son Évangile, saint Jean parle en détail de la présence
du gouverneur romain sur le Golgotha : "Pilate rédigea aussi
un écriteau et le fit placer sur la croix. Il y était écrit
: "Jésus le Nazôréen, le roi des juifs"." (Jean,
XIX, 19.) Rembrandt a fait de cet écriteau un rectangle de lumière.
Le geste du soldat en armure, glaive levé à la droite du Christ,
est proche de la figure de Claudius Civilis dans Le Serment des Bataves,
tableau achevé en 1661 pour l'hôtel de ville d'Amsterdam conservé
au Musée national à Stockholm. C'est la raison pour laquelle
la date de 1661-1662 a été évoquée pour cet état.
Elle est aujourd'hui remise en question. Les filigranes sont les mêmes
pour les quatre états, lorsqu'ils sont publiés sur papier
européen. Il semble donc que les états se soient succédé
rapidement et que la plaque n'ait pas été reprise sept ans
après.
Rembrandt s'est reporté aux Évangiles sans en faire une illustration
fidèle. Inspiré par des versets, il les a symboliquement interprétés.
Il semble même qu'il ait souhaité évoquer à sa
manière la Résurrection abordée par Matthieu (XXVII,
52-53). Le papier japon jaune clair choisi pour cette épreuve laisse
transparaître une clarté dorée entre les tailles. Le
corps du Christ est dans une gloire de rayons de pointe sèche sur
laquelle il se détache, lumineux, projetant une clarté au
pied de la croix. De même, une lumière pure semble surgir de
sa tête, ciselant le bois de la croix, icône divine triomphante.
Le noir et blanc accentue la spiritualité de la scène, entraînant
le spectateur dans une profonde réflexion métaphysique.
G. L.