Grandes fatigues de la terre
par Anne Biroleau

 
dans un monde instable
Sebastião Salgado n’a cessé, depuis 1974, de parcourir le monde. Sa conception du reportage photographique a évolué et plus qu'au rendu de l'événement, du factuel, il s'attache à l'élaboration de projets conçus sur le long terme. Sa formation première d’économiste lui permet d’aborder avec un regard dépourvu de naïveté les grandes évolutions qui s’amorcent et de les rendre visibles par la photographie. L’œuvre de Salgado nous permet d’approcher photographiquement la question du territoire, la manière dont l’homme le crée ou dont il en est dessaisi, et les conséquences des actions qu’il effectue sur ce bien commun qu’est la nature. La première question que pose la photographie de Salgado face au monde n’est pas "pourquoi ?", "qui ?" ou encore "comment ?", mais "où ?". En l’occurrence, où est l’homme ?
C’est au cœur d’un système économique et politique en proie à l’instabilité que Salgado construit sa problématique et mène ses projets. Il a témoigné pendant près de trente ans des oscillations, des déséquilibres, voire des effondrements qui marquent pays et continents, qui les font évoluer, les mènent parfois au chaos.
 
    L’invention d’une esthétique
La force de conviction de ses images trouve sa source dans leur puissance plastique. La recherche esthétique, par le souci d’équilibre et de composition qu’elle manifeste, assure une forme supérieure de lisibilité. Loin d’être un obstacle à la compréhension et à la hiérarchisation de ce foisonnement de signes qu'offre la réalité, elle permet une mise à distance, un évitement de l’émotion immédiate, de la sentimentalité si souvent pointée comme un défaut constitutif de la photographie de filiation humaniste. Ce n’est pas une effusion pathétique que suscite ici l’image, mais une méditation qui différencie la représentation et le réel dont elle est issue.
 
   
 
    une observation lucide
L’image chez Salgado n’est pas dérobée par un voyeur/voyageur pressé ; elle résulte de la prise de position lucide d’un observateur. La situation du spectateur s’en trouve notablement modifiée, et la relation qui s’établit entre lui et ce réel représenté relève alors d’une véritable maîtrise, d’une authenticité du regard. Le contenu émotionnel n’est pas évacué, mais différé. Le photographe donne à penser avant tout sa propre présence au sein du milieu où il s’est immergé. À l’instar d’une démarche scientifique, l’observateur est partie prenante de l’expérience, en maîtrise les dérives possibles. Lorsqu’il choisit de traiter un sujet, de construire un reportage, Salgado établit un programme fonctionnant sur le long terme, s’immerge au sein de situations complexes, qu’un reportage borné à la surface de l’événement ne saurait épuiser ni même entamer. Toutes ses images attestent d’une connaissance précise des lieux, d’une relation de proximité avec les êtres.
 
 
  une culture iconographique
Le vocabulaire esthétique que ces photographies mettent en œuvre révèle une connaissance des grands thèmes des arts graphiques, peinture ou dessin. Le cadre peut être saturé d’éléments. Ainsi, dans les vues prises à l’intérieur des usines, les ouvriers disparaissent sous l’accumulation de produits sortis des chaînes de fabrication, sont enfouis comme de simples engrenages au cœur de la machine elle-même. Les célèbres images de la mine d’or de la Serra Pelada montrent les hommes comme une cohorte d’insectes boueux escaladant des échelles. Le cadre peut aussi devenir un espace au vide énigmatique, tel ce cimetière du désert où les corps provisoirement enfouis ne sont signalés que par la présence de débris de ferraille. Il en résulte un graphisme abstrait, mais la légende, dans sa brutale sobriété, vient immédiatement lever le mystère. Le cadre peut être rythmé par de larges surfaces sombres, par les épaisses lignes de force de branches et de troncs d’arbres entre lesquels la lumière fait naître de subtils dégradés de gris. Le regard est alors guidé vers ce dont il s’agit vraiment : les silhouettes noires émergeant de ce gris photographique qui est en réalité la surface d’un lac. Les détails saisis au premier plan, quelques pauvres ustensiles de métal, nous révèlent qu’il ne s’agit pas d’une baignade estivale mais d’une halte sur le chemin de l’exil. Cette image, d’abord perçue comme une quasi épure, trouve alors sa charge d’information, et avec d’autant plus de force qu’elle ne l’impose pas agressivement.
 
 
  une information par le style
Nous vient alors à l’esprit la puissance créatrice de la dignité, qui induit cette manière d’informer par le style. La lumière, les ciels acquièrent une présence presque sacrée, pour laquelle Salgado revendique une influence baroque. Cependant, si "le baroque gesticule", comme l’affirmait Malraux, ces photographies ne gesticulent point. Elles sont le réceptacle où s’équilibrent les lignes de force d’une dynamique puissante, effet du contraste de l’ombre et de la lumière, plus proche du Caravage et de Rembrandt que des effets théâtraux du baroque, plus proche de la tragédie que de l’opéra. Les brumes, brouillards, nuages luminescents ne vont pas dans le sens d’un pictorialisme attardé. Le tirage argentique n’a pas les mêmes vertus que la gomme bichromatée, il assure une certaine sécheresse d’effet, tenant le pittoresque et le maniérisme à quelque distance. Si la peinture est effectivement citée, si la construction plastique des images assure leur pérennité, le médium photographique n’est en rien instrumentalisé, au service de l’imitation. La photographie ne peut du reste à aucun moment briguer la puissance d’outil de propagande qui a pu à certaines périodes de l’histoire être celle de la peinture. Sa nature indicielle, son lien au référent limitent sa capacité à se constituer en symbole.
 
 
 
  La puissance de l’essai photographique

La Main de l’homme
Salgado conçoit son travail sur le long terme par l’approfondissement de thèmes précis. Chacun des projets réalisés et faisant l’objet d’une publication témoigne d’une remarquable cohérence visuelle. La série, intitulée en français "La Main de l’homme", décrit un univers fermé, celui du monde industriel ancien, déjà conscient de sa propre disparition, de son devenir archéologique. De l’espace de l’image, sombre et saturé d’éléments, émane la puissance écrasante d’un inéluctable destin, l’atmosphère claustrophobique et obscure d’un tombeau. Aussi s’agit-il bien là d’un memento mori, d’une stèle pour le futur.
 

 
 

Exodes
"Exodes" montre les vastitudes de la Terre, parcourues de lignes de fuite, routes et sentiers véhiculant des foules en mouvement : des perspectives ouvrant sur de lointains horizons barrés de campements de fortune, de camions et de trains à l’arrêt ; des forêts denses, des arbres immenses, où des groupes humains cherchent un hypothétique répit. La dynamique de la fuite, de la migration, de la déambulation passe par les croisements secs des diagonales. La halte appelle au contraire la fermeture du cadre par des arrière-plans de voiles, d’écrans, des enchevêtrements de lignes denses, des réseaux de branchages ou de barbelés, la masse compacte d’une colline. L’adéquation de la forme et du sujet n’est à aucun moment prise en défaut. Le style de Salgado, garant de cette cohérence, demeure reconnaissable entre tous.
 

   
 

 
  Genesis
Avec "Genesis", projet en cours de réalisation, nous plongeons au cœur même de la matière, de l’originel. Le noir et blanc auquel le photographe a toujours accordé sa préférence magnifie la puissance tellurique et chtonienne de lieux encore préservés dans leur pureté, la profusion, l’ambiguïté et la richesse fondamentale des formes que produit la nature. La photographie de paysage, la représentation des animaux sont lavées de l’élément décoratif qu’apporte habituellement la crudité de la couleur dans le rendu de ce type de sujets. Aussi austère que puisse paraître l’option, Salgado se situe plutôt dans la mouvance de la gravure à l’eau-forte que dans celle de l’illustration pittoresque. Il opte pour ce "sublime naturel" inventé par Kant, puissance qui nous effraie et nous rend conscients de notre contingence. Ainsi, la baleine évoque la même masse que celle du bateau des chantiers de casse du Bangladesh, la mer alentour devient minéral, terrain volcanique. La coulée de lave dévalant la pente du volcan, ramenée à une trace lumineuse, fracture la masse du noir photographique, lui-même pure matière. Un gros plan de patte d’iguane agrippée à un rocher, saisie dans son éclat métallique, montre la variété infinie du vivant, la solidité de la vie, son obstination à persister dans l’être.
 
    La nature, "objet dont nous sommes issus"
La réflexion sur la nature fut longtemps, après que les philosophies scientistes l’eussent apparemment congédiée, un thème un peu suranné. Le darwinisme avait amorcé le déclin de ce type d’interrogation concernant non seulement l’homme lui-même mais l’être et l’histoire. Faire retour, comme s’en confirme la tendance, à l’interrogation sur la nature, c’est reconnaître qu’elle est fondatrice et participe intimement à la question ontologique, quitte à concéder qu’elle n’en constitue qu’une facette parmi d’autres, qu’elle n’est que l’un des éléments du problème.
 
 

la nature, notre expérience commune
Envisager la nature comme pur concept, massif et stable, ou objet des transformations que lui fait subir l’humanité, revient à la présenter comme une sorte de topos, de fantôme, de fantasme préexistant qui se trouverait à la fois manifesté et caché, pris entre le marteau d’un matérialisme lourd et l’enclume d’un idéalisme épuré : une sorte de mythe aristotélicien un peu démodé, propre à nourrir les conversations de salon. La concevoir ainsi revient à éluder la question de notre place dans ce monde qui constitue le milieu où nous nous mouvons, dont nous sommes issus, qui nous enveloppe, et le matériau qui nous construit au même titre qu’il construit l'ensemble de l'univers, des formes les plus simples aux constructions les plus complexes. Il ne s’agit pas non plus de déifier la nature, de lui rendre un culte, ce serait nier la responsabilité de l’homme quant à elle et l’abandonner à une transcendance. La nature est un toujours "déjà là". Chaque partie en existe préalablement, même si ce sont la perception et la position du sujet qui en assurent la continuité, même si chaque moment n’est introduit dans la durée que par la présence d’un sujet pensant, faute duquel ne se produirait guère qu’un surgissement de brefs instants, du reste inaperçus. Ce sujet est un être pourvu d’une conscience et d’un corps et qui prend place dans un univers englobant. La nature n’est pas donnée, elle est une construction active, à partir de perceptions, d’enchaînements de perceptions, d’un monde saisi dans la chair et la pesanteur de chacun. Envisagée comme lieu d’une expérience commune, elle devient garante et preuve de l’émergence d’une communauté de sujets solidaires et singuliers à la fois.
 

 

    présence originaire de la terre
L’expérience de la terre comme domaine de la présence originaire, source de la spatialité et de la temporalité, devient alors universelle. Cependant, la nature n’est ni un esprit habitant les choses, ni la projection de notre pensée. Elle fonde la structure face à laquelle se situe l’homme, qu’il interroge à partir du lieu où il se trouve, du monde où il a été jeté. À partir de son territoire.
 

 
  Territoires
Selon Jacob von Uexküll : "Tout sujet tisse ses relations comme autant de fils d’araignée avec certaines caractéristiques des choses, et les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence." Ainsi, d’après un plan vivant et évolutif, un mode de culture, le sujet animal ou humain projette-t-il un territoire. Dans l’immense travail consacré aux "Exodes", ce que nous montre Salgado n’est autre chose que la tentative de gérer, de sauvegarder, de créer ou de recréer ce territoire sans lequel aucune activité pratique n’est possible, aucune activité symbolique n’est pérenne, aucune tradition ne peut se transmettre.
Le micro-territoire des Indiens Yanomamis est à cet égard exemplaire. Ce peuple, photographié par Salgado en une harmonie parfaite, ne peut manquer d’activer dans nos esprits les mythes occidentaux du "bon sauvage" et des bienfaits du retour à un supposé et idyllique "état de nature". Il suffit cependant d’observer ce que donnent à voir les images, maison commune ronde, disposition des objets, décorations corporelles des individus, relations entre les personnes, pour percevoir l’existence d’une construction culturelle en résonance avec un projet cosmique – au sens grec, à la fois monde et beauté –, englobée dans la nature et préservée par elle. "Dans les années 1980, écrit Salgado, ils étaient encore relativement épargnés par le monde extérieur. Lorsque j’y suis retourné en 1998, leur environnement naturel avait été dégradé par l’incursion des mineurs d’or, de diamants et de cassitérite : les rivières étaient empoisonnées par les rejets de mercure, et leurs terres jonchées de débris industriels. Les Yanomamis eux-mêmes étaient contraints à l’assimilation."
Le territoire, projection de l’être et fruit d’une construction et d’une culture, se trouve sans cesse menacé de destruction. Nous n’avons jamais de lui qu’une vision fugitive, l’observation ne peut en être que partielle et intermittente. La conscience de son évolution, produit d’une histoire, ne peut se transmettre que dans une forme de récit qui prend ici la forme d’une photographie clairement revendiquée comme témoignage. Ne demeure de l’existence de ces populations qu’une vision instantanée, infime trace de leur mémoire. L’image a définitivement saisi la mort de leur monde, élevé une manière de stèle à leur univers englouti.
 
    l’humanité nomade
L’un des éléments mis en évidence dans l’analyse de Salgado sur son expérience au sein des tribus amazoniennes est un phénomène constant de déplacement, de flux. Une "tribu", pour ainsi dire une "meute", celle des mineurs, semblable aux foules boueuses de la Serra Pelada, fait mouvement vers un lieu, va modifier et transformer la distribution et la partition de l’espace, transgresser la loi interne le régissant, jusqu’à détruire la substance du territoire originel, et par conséquent l’équilibre qu’elle soutenait, jusqu’à instaurer un autre équilibre qui stabilisera le système au profit de ses perturbateurs. L’englobement se transforme en assimilation comme par une opération de digestion.


 
Le thème des flux de populations est étroitement lié à celui du rétrécissement de l’espace vivable. Salgado montre à maintes reprises des foules errantes : au Rwanda elles fuient l’agression et cherchent à échapper au massacre, au Sahel elles partent en quête de subsistance, ou encore, en Amérique latine, aux frontières des pays riches, elles cherchent à rejoindre les mégalopoles. Tout se passe comme si cette marche interminable de l’humanité n’était que la manifestation visible de la gestion comptable, à flux tendu, d’un stock inépuisable d’individus en mal de territoire et devenus de ce fait potentiellement utilisables par le néo-libéralisme, ou évincés car inutiles à ses desseins. Ils circulent en larges courants, selon les tensions de l’économie. Les uns s’acheminent vers le territoire du travail, les autres reconstituent précairement un semblant de société dans des espaces sans qualité, aux limites des grandes villes. Dans les camps de réfugiés du Soudan et du Rwanda, sur les quais de Bombay, près des décharges publiques de Mexico, Salgado photographie des individus dépouillés de leur culture historique et de leurs travaux traditionnels, qui tentent de renouer les liens sociaux et de reconstituer tant bien que mal de nouveaux territoires.
 
  Évoquant le destin des Indiens Yanomami, Exodes cristallise les inquiétudes liées à la prise de possession de la nature par l’humanité postmoderne. Les images de ces peuples sont certes en prise avec le fantasme persistant de l’existence d’une "manière naturelle" d’être au monde, bien que l’homme soit le seul être vivant à n’avoir pas d’habitat naturel. Mais Salgado, repoussant la tentation d’idéaliser a posteriori la condition de ces populations, fait avant tout porter sa réflexion sur les irréparables dégâts causés à la nature. Sa conscience de l’urgence du problème se manifestait pleinement dans "La Main de l’homme", série consacrée à l’archéologie du monde rural et de l’industrie lourde. Les images montrant la sécheresse au Sahel, les ravages de l’exploitation intensive des sols, la pollution de l’atmosphère par les émanations de gaz, énonçaient déjà sa volonté, non seulement de témoigner du danger, mais encore de porter remède. Ses images appelaient une réaction, invitaient à une action. Il se plaçait dès lors dans la situation d’un individu militant, refusant de penser la relation à la nature sur le mode fonctionnel et la règle de l’efficacité maximum, de la considérer comme outil d’un progrès sans limite, dont le corrélat est une exploitation sans bornes.
 
    Une autre relation au monde
Le travail mené par Salgado au fil de ses projets passés l’a engagé dans une nouvelle recherche axée sur la représentation d’un monde originel, non dans le but d’éveiller une nostalgie romantique, mais d’initier, par le truchement de l’image, une réflexion sur "l’évidence affligeante d’une détérioration dramatique de la relation entre l’humanité et la nature".
  Le milieu rural, paysage culturel s’il en est, est très présent dans l’œuvre du photographe. Peu d’espaces peuvent encore être qualifiés d’intacts, considérés comme vierges, tant le labeur de l’homme s’est appliqué à modifier les données géographiques naturelles, à marquer le paysage de son empreinte. Dans "Genesis", son nouveau projet, il aborde la nature sous un autre angle, montrant la puissance des éléments, leur agencement, leur énergie, offrant la vision d’une terre d’avant la vie biologiquement organisée. D’autres volets de ce projet abordent l’animal dans son milieu et ses liens harmoniques avec ce qui l’entoure, puis le cercle s’élargira aux groupes humains non atteints par le modèle occidental urbain, tribus isolées des forêts amazoniennes ou africaines, ou encore peuples nomades de Sibérie et d’Afghanistan. Cette vision du monde qui se veut transversale est fort éloignée d’une curiosité touristique. Salgado, conscient du fait que l’intrusion d’un élément allogène dans un système peut en bouleverser la stabilité, précise que "[son] but n’est pas de projeter une vision de beauté exotique".
"Genesis" plaide pour une prise de conscience par l’humanité, espèce ayant assujetti toutes les autres, des conséquences actuelles et virtuelles de ses actes sur l’évolution de ensemble du vivant. La nature échangerait ainsi le rôle passif d’instrument de pouvoir ou d’objet de jouissance contre celui de partenaire de l’humain dans un engagement commun. La formule cartésienne qui établit l’homme en "seigneur et possesseur de la nature" doit être réévaluée à l’aune d’une nouvelle forme d’alliance où l’homme ne considérerait plus le monde du point de vue sinon de Dieu, du moins du démiurge.