1964 – 1980


   
  Des maos à Libération

En mars 1970 les directeurs de La Cause du peuple, Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris sont successivement arrêtés sous l'inculpation de crime contre la sûreté de l'État et le journal, qui prône la violence anti-policière et anti-patronale, est régulièrement saisi. Des militants maoïstes viennent alors demander à Sartre d'assurer la direction juridique de leur journal pour en permettre la survie. Sartre accepte et entame une nouvelle période d'action aux cotés des militants de la Gauche prolétarienne : il ira vendre La Cause du peuple dans la rue, prendra la parole devant les usines Renault à Boulogne-Billancourt ; il pénétrera dans les ateliers de l'île Seguin dont il sera expulsé manu militari et sera embarqué par la police pour avoir ouvertement vendu le journal interdit, sans toutefois être inculpé. Plus tard, il prendra également la direction de journaux révolutionnaires comme Tout ! et Révolution ! Cependant, en mars 1972, même s'il approuve officiellement l'enlèvement et la séquestration pendant quarante-huit heures d'un agent de la Régie Renault par le groupe maoïste clandestin la Nouvelle résistance populaire, Sartre commence à prendre ses distances avec l'ouvriérisme sommaire et la violence de La Cause du peuple. En mai de la même année, il critique les propos extrêmement violents rapportés par le journal à l'encontre du notaire accusé du crime de Bruay-en-Artois.

  Conscient des outrances et des insuffisances de la presse révolutionnaire, Sartre prend ses distances sans abandonner pour autant l'idée d'une presse populaire qui donnerait la parole à tous les exploités et développerait un authentique journalisme de terrain. C'est pourquoi, durant l'hiver 1972-1973, Sartre, avec entre autres Serge July et Benny Lévy, s'occupe activement du projet de lancement du quotidien Libération, dont il accepte de prendre la direction. Il abandonne même provisoirement la rédaction du tome IV de L'Idiot de la famille, auquel il travaille, montrant ainsi toute l'importance qu'il accorde à la fondation du quotidien. Le premier numéro paraît le 22 mai 1973 , marquant l'aboutissement d'un des derniers grands combats de Sartre. Un an plus tard, évoquant des raisons de santé, il abandonnera toutes ses responsabilités dans la presse.
   

  L'idiot de la famille

Entre 1954 et 1956, Sartre rédige une quinzaine de blocs-notes sur Flaubert, pour répondre, en se confrontant à la psychanalyse, à cette question : "Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ?". Le titre L'Idiot de la famille est trouvé en 1957. Une version nouvelle, vers 1964-1965, est élaborée dont quelques fragments paraîtront en 1966, sous les titres La conscience de classe chez Flaubert et Flaubert, du poète à l'artiste. Entièrement remaniée en 1969, l'œuvre est publiée en 1971 en deux épais volumes.
Écrit à la suite, le tome III, étude sociocritique consacrée aux écrivains du Second Empire que réunit la passion de "l'échec", parut en 1972. L'entreprise devait être complétée par un volume autour de Madame Bovary interrompu par la cécité de l'auteur, mais dont il reste des notes.
L'Idiot de la famille est à la fois une biographie de "psychanalyse existentielle" et un traité de philosophie sur "l'universel-singulier" où s'approfondissent les thèmes de l'imaginaire, du conditionnement individuel, la question du Sujet et son décentrement par les jeux de rôle, les fictions et la matérialité du langage. Cet ouvrage inachevé est pourtant le plus abouti de Sartre, tant sur le plan théorique – il y étudie la bêtise, le sado-masochisme, l'hystérie, la déréalisation –, que pour la compréhension de Flaubert et de ses mythes personnels – la Terre est le Royaume de Satan, le Pire est toujours sûr –, amenant, via les écrits de jeunesse, à l'explicitation de l'œuvre littéraire et du style.