Les arts plastiques
d'après François Noudelmann
    L'intérêt pour une imagination qui découvre la transformation des êtres a conduit Sartre vers la matérialité des images. Au lieu d'en rester à la conscience imageante, il a cherché à comprendre le travail des images, leurs formes, couleurs et lumières.
À partir des années 1940, sa rencontre avec les peintres et les sculpteurs modifie profondément son regard. La description sarcastique des tableaux de musée dans La Nausée laisse place à la fréquentation privilégiée des ateliers d'artistes. Sartre noue des relations d'amitié avec Giacometti, Wols, Masson, Calder, Rebeyrolle ou Cartier-Bresson, et il se passionnera pour le Tintoret et la peinture de Venise. Les textes qu'il leur consacre témoignent d'une revanche de l'image sur l'imagination, tant la description s'y attache aux conditions matérielles des œuvres. À quelle distance regarder une sculpture ? Comment la forme échappe-t-elle à l'inertie ? La ligne et le trait ont-ils une autre fonction que celle du contour ? L'altération des couleurs contamine-t-elle le matériau ? Telles sont les nouvelles questions que Sartre se pose devant les images d'artistes.
  
    Comment regarder ?
À l'interrogation philosophique "Qu'est-ce qu'imaginer ?" s'est substituée celle du "Comment regarder ?" Pour autant Sartre n'a pas ramené l'image au statut d'objet à disséquer sous l'œil de l'iconologue. Il cherche encore à poursuivre le processus d'irréalisation à l'œuvre dans toute présentation imaginaire, mais le regard s'est désormais incarné en assumant la singularisation matérielle des images. Certes, Sartre y retrouve – voire y projette – ses propres obsessions imaginaires, et le choix de Masson semble à cet égard symptomatique. Ce peintre, qui a pourtant été affilié un temps au surréalisme, l'intéresse par son traitement de la métamorphose et sa manière de conjuguer des tendances contradictoires : la répulsion et le désir, la sauvagerie et l'humanité, la torpeur et l'envol. Et Sartre tente d'y saisir un devenir-forme non réductible à la forme graphique, mais pourtant accessible à partir d'une technique de l'excès. En découvrant l'engagement des artistes dans la pâte même de leurs œuvres, il appréhende les matériaux imaginaires, abandonnant la prétention généralisante du philosophe en chambre qui construit une théorie de l'imagination à partir de ses propres expériences hallucinatoires.
   
  Pour un art engagé
Cette conversion aux images ne relève cependant pas d'une "esthétique" qui ferait de la réflexion sur l'art l'achèvement d'une programmation philosophique. Fondamentalement, c'est l'Histoire qui a sorti Sartre de ses fantasmagories solitaires : la guerre a bouleversé sa vie, l'a coupée en deux, le plongeant dans le collectif, la boue et la mort. Ses goûts esthétiques restent liés à cette mémoire violente, incarnée dans les peintures de Rebeyrolle qui transforment les hommes en sacs de sang : le lyrisme des couleurs, la crudité des matières, y incarnent, sans symbolisme, le maquis limousin, les corps suppliciés que le peintre retrouvera dans les résistances anti-impérialistes. Les images sont faites de "ces pulsions élémentaires et déjà politiques dont les autres affections ne sont que des variantes". L'engagement de l'art trouve là sa véritable signification, loin de la version simplificatrice qu'on a retenue de la littérature engagée. Sartre l'a toujours affirmé : la création ne tient pas sa dimension politique d'une intention extérieure, elle est mue, dans son processus imaginaire, par un désir d'absolu qui engage tous les êtres.


L'article intégral de François Noudelmann est publié dans le catalogue de l'exposition.