|
|
Comment Sartre concilie-t-il
ses analyses sur les pièges de l'imaginaire chez les
écrivains et sa propre pratique littéraire ?
Les grands commandements de la littérature engagée,
exposés dans Les Temps modernes à partir
de 1945 et selon lesquels il faut appeler un chat un chat, sont-ils
compatibles avec les tentations fantasmagoriques de l'écrivain
Sartre ? On pourrait croire que les commentaires implacables
et interminables de Sartre sur des auteurs enfermés dans
les abîmes de l'imaginaire procurent autant d'antidotes
à celui qui est hanté depuis longtemps par les
images hallucinatoires. De nouveau la pratique et la théorie
sartriennes se présentent de façon paradoxale,
à la fois iconophiles et iconoclastes.
Dans les années 1930, le surréalisme est encore
triomphant et ses préceptes ont acquis leur pleine légitimité
: ouvrir les vannes de l'inconscient, donner libre cours au
flux des images les plus insolites, provoquer les délires
les plus irrationnels et les plus stupéfiants. Breton
souhaitait, dans cette perspective, sortir l'image de sa définition
stylistique pour libérer une énergie interne de
l'imagination qui embraserait le réel. À leur
manière, les surréalistes contestaient aussi la
spécificité des images au profit de la puissance
imaginative. Pourtant Sartre restait extrêmement circonspect
à l'égard de cet appel à l'insurrection
imaginaire et il s'appliquait à montrer la part d'illusion
quasi mystique soutenant une telle croyance dans le pouvoir
propre des images. Refusant la topologie de l'inconscient, il
rappelait l'imagination à une responsabilité de
la conscience.
Cependant, la défiance de Sartre semble contredite par
les descriptions fantasmatiques de La
Nausée, écrites quelques années
seulement après les débats des surréalistes
sur l'image. Sartre explore un imaginaire empathique, un rapport
de perméabilité de l'homme et des choses. Il tente
de déjouer l'anthropomorphisme projectif de la métamorphose
et rencontrait l'expérience de l'altération, de
la perte et de l'expansion, bref de la transformation. Cette
pratique ne se limite pas au versant littéraire de l'œuvre
sartrienne et les percées métaphoriques qui affleurent
constamment, aussi bien dans le récit romanesque que
dans l'écriture spéculative, contrarient la claire
démarcation des styles savamment théorisée
et remaniée par Sartre entre littérature et philosophie.
Ainsi convient-il d'évaluer les théories et les
pratiques sartriennes par leur relation avec l'imaginaire d'une
époque et avec les débats de ses promoteurs. L'opposition
aux images surréalistes ne tient pas seulement à
la lutte stratégique d'un auteur ambitieux qui deviendra
le maître à penser de l'après-guerre. Elle
s'inscrit dans un vaste débat, poétique et philosophique,
sur l'analogie. Le choix du déplacement métamorphique,
caractéristique de La Nausée, se distingue
des procédés qui favorisent la rencontre inédite
et hasardeuse, tels que le collage ou le cadavre exquis. À
la distance maximale entre les objets rassemblés, recherchée
par les surréalistes pour créer des événements
spectaculaires, Sartre préfère les contiguïtés
empathiques, les mouvements de fusion, d'agglutination, de décompression,
d'éparpillement... Loin de se réduire à
des figures stylistiques, ces choix relèvent d'une très
vaste réflexion sur la vision, la ressemblance, le voir-comme,
dont on trouve les traces chez les écrivains, artistes
et philosophes contemporains de Sartre.
L'article intégral de François Noudelmann est publié
dans le catalogue
de l'exposition.
|
|
|