La métaphore
d'après François Noudelmann
  Comment Sartre concilie-t-il ses analyses sur les pièges de l'imaginaire chez les écrivains et sa propre pratique littéraire ? Les grands commandements de la littérature engagée, exposés dans Les Temps modernes à partir de 1945 et selon lesquels il faut appeler un chat un chat, sont-ils compatibles avec les tentations fantasmagoriques de l'écrivain Sartre ? On pourrait croire que les commentaires implacables et interminables de Sartre sur des auteurs enfermés dans les abîmes de l'imaginaire procurent autant d'antidotes à celui qui est hanté depuis longtemps par les images hallucinatoires. De nouveau la pratique et la théorie sartriennes se présentent de façon paradoxale, à la fois iconophiles et iconoclastes.

Dans les années 1930, le surréalisme est encore triomphant et ses préceptes ont acquis leur pleine légitimité : ouvrir les vannes de l'inconscient, donner libre cours au flux des images les plus insolites, provoquer les délires les plus irrationnels et les plus stupéfiants. Breton souhaitait, dans cette perspective, sortir l'image de sa définition stylistique pour libérer une énergie interne de l'imagination qui embraserait le réel. À leur manière, les surréalistes contestaient aussi la spécificité des images au profit de la puissance imaginative. Pourtant Sartre restait extrêmement circonspect à l'égard de cet appel à l'insurrection imaginaire et il s'appliquait à montrer la part d'illusion quasi mystique soutenant une telle croyance dans le pouvoir propre des images. Refusant la topologie de l'inconscient, il rappelait l'imagination à une responsabilité de la conscience.

Cependant, la défiance de Sartre semble contredite par les descriptions fantasmatiques de La Nausée, écrites quelques années seulement après les débats des surréalistes sur l'image. Sartre explore un imaginaire empathique, un rapport de perméabilité de l'homme et des choses. Il tente de déjouer l'anthropomorphisme projectif de la métamorphose et rencontrait l'expérience de l'altération, de la perte et de l'expansion, bref de la transformation. Cette pratique ne se limite pas au versant littéraire de l'œuvre sartrienne et les percées métaphoriques qui affleurent constamment, aussi bien dans le récit romanesque que dans l'écriture spéculative, contrarient la claire démarcation des styles savamment théorisée et remaniée par Sartre entre littérature et philosophie. Ainsi convient-il d'évaluer les théories et les pratiques sartriennes par leur relation avec l'imaginaire d'une époque et avec les débats de ses promoteurs. L'opposition aux images surréalistes ne tient pas seulement à la lutte stratégique d'un auteur ambitieux qui deviendra le maître à penser de l'après-guerre. Elle s'inscrit dans un vaste débat, poétique et philosophique, sur l'analogie. Le choix du déplacement métamorphique, caractéristique de La Nausée, se distingue des procédés qui favorisent la rencontre inédite et hasardeuse, tels que le collage ou le cadavre exquis. À la distance maximale entre les objets rassemblés, recherchée par les surréalistes pour créer des événements spectaculaires, Sartre préfère les contiguïtés empathiques, les mouvements de fusion, d'agglutination, de décompression, d'éparpillement... Loin de se réduire à des figures stylistiques, ces choix relèvent d'une très vaste réflexion sur la vision, la ressemblance, le voir-comme, dont on trouve les traces chez les écrivains, artistes et philosophes contemporains de Sartre.


L'article intégral de François Noudelmann est publié dans le catalogue de l'exposition.