Sartre et Aron
d'après Jean-François Sirinelli


C'est à l'École normale supérieure que Jean-Paul Sartre fait la connaissance de Raymond Aron. L'un vient de la khâgne de Louis-le-Grand, l'autre de celle de Condorcet et très vite les deux normaliens deviennent des amis proches. À tel point qu'ils concluent un pacte sur le mode de la plaisanterie : celui des deux "petits camarades" qui survivra à l'autre rédigera sa nécrologie pour l'Annuaire des anciens élèves de la rue d'Ulm. Pourtant, quand Sartre meurt en 1980, Aron écrit dans un article au demeurant cordial et attristé : "l'engagement ne tient plus". L'amitié n'avait pas résisté à leurs divergences politiques et idéologiques. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, l'un et l'autre ont incarné deux versants opposés de l'intelligentsia française, notamment dans les débats sur la guerre froide et de la décolonisation.

    L'affaire des boat people vietnamiens

Lorsqu'en juin 1979, Sartre et Aron se retrouvent sur le perron de l'Élysée pour plaider la cause des boat people auprès du président de la République Valéry Giscard d'Estaing, on s'est réjoui que les deux ennemis d'une guerre idéologique de trente ans fassent soudain la paix en portant ensemble le thème, désormais central, des droits de l'homme. Mais de l'avis des deux intéressés comme de leurs proches, cette rencontre ne constitue en aucun cas des retrouvailles et encore moins une réconciliation. Comme l'écrira Raymond Aron dans ses Mémoires, "de toute évidence, la poignée de main ne mettait pas fin à trente années de séparation, pas plus à ses yeux qu'aux miens". C'est qu'à l'époque, une véritable inversion d'images s'opère entre eux. Longtemps promu au rôle d'oracle, Sartre commence à apparaître, jusque dans son propre camp, la gauche intellectuelle, comme une sorte de pythie incongrue, ayant souvent diagnostiqué et pronostiqué à contretemps. L'accusation, d'abord implicite, a surtout fusé au lendemain de sa mort. Inversement, en ce début des années 1980, Aron connaît une sorte de sacre vespéral puis posthume, après sa disparition à l'automne 1983 : l'Histoire, au bout du compte, semblait lui donner raison.
Ce tardif chassé-croisé débouche sur une querelle d'images : valait-il mieux avoir eu raison avec Aron ou tort avec Sartre ? Dans leurs prises de position respectives, les iconoclastes reflètent bien le changement de configuration idéologique qui touche alors le milieu intellectuel français : une crise profonde des grandes idéologies globalisantes et des engagements, avec le retour en grâce du libéralisme.
   
    Le bien contre le vrai

Tour à tour, les deux hommes ont fourni des réponses à des interrogations collectives qui ébranlèrent la communauté nationale et les idéologies dominantes. Tout au long de leurs décennies d'engagements, les "petits camarades" ont entretenu un rapport différent au réel, qui ne pouvait qu'accuser leurs divergences et leur faire entretenir un rapport différent à l'Histoire. Selon le point de vue de Jean-François Sirinelli, en politique, c'est-à-dire dans l'appréciation du réel et de son insertion dans le débat, Aron recherchait le vrai. Celui-ci, par essence, est complexe à approcher, d'où une pensée balancée, sceptique en apparence mais toujours animée par le souci de se confronter avec la complexité de la réalité. Sartre, pour sa part, recherchait le bien. D'où une pensée passionnée, messianique en apparence et qui entendait plier cette réalité par la magie du verbe et par l'action qui en découlait.