Légendes sur l'Orénoque

par Jean Chaffanjon

"Aller aux sources de l'Orénoque était considéré, par les gens de la région, comme une folie : c'était s'exposer à ne jamais revenir, à être mangé ou brûlé, à avoir une fin peut-être encore plus tragique.
Dans mon précédent voyage, j'avais vu beaucoup d'Indiens à qui j'avais demandé des renseignements précis sur la région d'où naît l'Orénoque ; tous m'avaient raconté des histoires ou plutôt des légendes si extraordinaires que je n'en pouvais croire mes oreilles. Pas un n'avait pu me dire : "J'ai vu" ; tous me disaient : "C'est un tel qui me l'a dit", et : "Celui-là a vu".
Voici quelques-unes des légendes qui effrayaient le plus les populations.
D'abord les sources de l'Orénoque se trouvaient dans une région habitée par des anthropophages bien armés, nombreux, qui faisaient la guerre aux tribus voisines, et dévoraient les vaincus. On disait encore : que les régions du haut Orénoque étaient protégées par un génie, qui allumait d'immenses incendies chaque fois que de téméraires mortels osaient s'avancer au-delà de certaines limites ; Qu'un feu souterrain embrasait instantanément des forêts entières, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; que certains points, à des époques régulières de l'année, étaient le siège de gigantesques brasiers. Enfin d'autres racontaient que des Indiens blancs, barbus, d'une cruauté sans égale, appartenant à une tribu nombreuse et féroce, se plaisaient à faire périr les prisonniers au milieu des tourments les plus atroces. Ces histoires avaient tellement frappé l'imagination de certaines populations, qu'il suffisait de leur parler des sources du fleuve pour les voir fuir avec épouvante.

[…] Ces solitudes qu'aucun Européen n'avait visitées voient pour la première fois, le 18 décembre 1886, flotter le drapeau, français, non en conquérant, mais en pionnier du progrès et de la civilisation. De ce point j'envoie par delà les mers mes vœux à ma chère patrie, et, pour perpétuer le passage de l'un de ses enfants aux sources de l'Orénoque, je donne au pic de montagne d'où naît ce fleuve le nom d'un Français illustre, Ferdinand de Lesseps."
Jean Chaffanjon, "Voyage aux sources de l'Orénoque… 1886-1887", Le Tour du Monde, 1888, p. 337 et 384.
Texte intégral sur Gallica
 
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