Le portrait type

par Arthur Batut

"Tout le monde sait que pour obtenir une image photographique, un certain temps est nécessaire. Ce temps varie suivant l'intensité de la lumière et la rapidité du procédé ; mais, la lumière et le procédé étant les mêmes, le temps nécessaire à l'obtention d'une épreuve le sera aussi.
Supposons que nous nous trouvions dans des conditions telles que 60s de pose nous soient nécessaires pour obtenir la reproduction d'un portrait carte de visite.
Si nous ne laissons poser que 3s, c'est-à-dire 1/20 de la pose normale, nous n'aurons pas trace d'image. Si donc nous faisons successivement poser devant l'objectif vingt portraits de la même grandeur, pendant 3s chacun, aucun des vingt portraits ne laissera de trace sur la plaque sensible. Mais il n'en sera pas de même pour les traits communs aux vingt portraits, ces traits communs ayant en se superposant posé, par le fait, pendant vingt fois 3s, c'est-à-dire 60s, temps normal de pose.
Nous aurons donc une épreuve où tous les accidents qui modifient le type de la race, où toutes les notes qui marquent l'individualité auront disparu et où seuls seront demeurés les caractères mystérieux qui forment le lien de la race. Ici ce n'est plus l'œuvre servile du copiste qu'accomplit la Photographie, c'est un merveilleux travail d'analyse et de synthèse.
Ce choix des grandes lignes, des traits fondamentaux qui caractérisent une race, nous le retrouvons à toutes les époques où l'art a été en honneur. Dans les hypogées de l'antique Égypte, ce n'est pas tel ou tel lion que l'on voit peint sur les parois, mais le lion dans toute la majesté des lignes sobres et immuables de sa race. Pourquoi la Vénus de Milo d'un côté, la Vierge du portail nord du transept de Notre Dame de Paris de l'autre, expriment-elles à un si haut degré, avec leur physionomie impersonnelle, l'une la beauté féminine grecque, l'autre la beauté féminine française au XIIIe siècle ? Uniquement parce que les grands artistes inconnus qui les taillèrent dans le marbre et la pierre, avaient exécuté dans leur esprit, en face des plus belles femmes de leur temps, le travail d'analyse et de synthèse que la Photographie. se charge d'accomplir pour nous.
Chose digne de remarque, le portrait type que l'on obtient par le procédé dont nous nous occupons est toujours plus beau qu'aucun de ceux qui ont servi à la former tout en conservant avec eux un frappant air de famille."
 
Arthur Batut cite en note (p. 8) un extrait du Scientific American du 5 septembre 1885 :
"Lorsqu'on, se trouve en présence d'une réunion d'hommes appartenant à une race différente de la nôtre, on parvient difficilement à les distinguer les uns des autres, parce qu'il se forme à notre insu, dans notre esprit, une sorte de portrait composé de cette race, qui nous voile les individualités. Même observation peut être faite au sujet des ressemblances de famille, plus frappantes pour les étrangers que pour les parents."
Arthur Batut, La Photographie appliquée à la production du type d'une famille, d'une tribu ou d'une race, Paris, Gauthier-Villars, 1887, p. 7-9.
Texte intégral sur Gallica
 
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