D'autres
Mondes

Ce que décrit Thomas More, c’est une société idéale réalisée par des moyens humains : les maux et les vices sont extirpés parce que “la meilleure forme de gouvernement” a été instituée ici-bas, c’est-à-dire en prenant la condition humaine telle qu’elle est. À la différence des rêves millénaristes et des promesses eschatologiques, ici nulle Providence divine n’est requise. À la différence des Âges d’or et des pays de cocagne, la nature n’a pas, en Utopie, cette générosité surnaturelle qui dispense les hommes de la peine.

À la différence des races d’or et des héros, les Utopiens sont des hommes, avec les défauts et les qualités de leur finitude.
Le jeu de More consiste à montrer que l’autre monde est de ce monde ; de là tous les paradoxes et toutes les ruses de cette utopie raisonnable, de cette fiction réaliste, de cette sérieuse fantaisie. Mais de là aussi qu’avec lui s’inaugure un des motifs essentiels de la modernité, du courage ou de la témérité modernes, fondé sur ce que le siècle des Lumières appellera la perfectibilité humaine.
  
  
- Eh bien, cher Raphaël, dis-je, décrivez-nous cette île, nous vous en prions instamment. Donnez-nous un tableau complet des cultures, des fleuves, des villes, des hommes, des mœurs, des institutions et des lois, enfin de tout ce qu’à votre avis nous désirons connaître.
- Il n’est rien que je fasse plus volontiers, car tout cela m’est présent à l’esprit. Mais il nous faudra du loisir.
- Entrons, dis-je, et mangeons, puis nous prendrons le temps qu’il faudra.
- Très bien, dit-il.
Nous prîmes notre repas, puis nous revînmes nous asseoir au même endroit, sur le même banc. Raphaël resta un instant silencieux à réfléchir, puis, nous voyant attentifs et avides de l’entendre, il dit ce qui suit.
Thomas More, Utopie, livre premier.